Extraits du journal de Robert Dubois

9 octobre 1929

J’ai 21 ans





Bonsoir,


Comme je l’ai écrit l'autre soir, je me suis rendu aujourd'hui chez le notaire à Bégard sans trop savoir la raison pour laquelle il m’avait convoqué. Je me suis retrouvé avec d’autres personnes qui n’étaient autre que des membres de la famille de mamie Joséphine. Par conséquent, j'ai supposé qu’elle m’avait cité dans son testament. Les personnes autour de moi en ont vraisemblablement tiré la même conclusion car non seulement une distance de plusieurs mètres nous séparait, mais aussi un certain malaise dans leur comportement m’a fait sentir que je n’étais pas le bienvenu.


Après dix minutes d’attente, nous avons été invités à entrer dans le bureau de Maître Monnier qui a pris la parole : “Bonjour mesdames et messieurs, je vous ai conviés ici pour la lecture du testament de madame Boyer Joséphine, née Roux, décédée le 18 septembre 1929, veuve de monsieur Boyer André décédé le 21 avril 1912”. Je passe sur les détails, et après trois quarts d’heure, le notaire en est venu à me citer : “Monsieur Robert Dubois, bien que vous ne fassiez pas partie de la famille, madame Joséphine Boyer vous a mentionné dans son testament”. J’ai soudain ressenti une atmosphère glaciale lancée par cette assemblée hostile. “Mais avant de vous signifier l’exact contenu du legs que madame Joséphine Boyer vous laisse, j’ai pour instruction de lire à haute voix devant chacun des membres de la famille ici présents la lettre qu’elle vous a écrite et que je vous remettrai ensuite”.



Voici cette lettre manuscrite datée du lundi 5 juillet 1926 :



Mon cher Robert,


Je te connais depuis que tu es arrivé tout petit au village en fin 1915. Tout de suite, nous nous sommes beaucoup appréciés. Tu venais régulièrement me voir pour jouer, me raconter tes journées, par la suite discuter de tout et de rien, ou bien de tes doutes et même de tes amours. Jamais tu n’as manqué de fêter mon anniversaire. Je me souviens comme tu as été heureux le jour où tu as eu ton certificat d’étude. Si tu savais comme j’étais fière de toi. Malheureusement, ce jour signait aussi la fin : la fin de l’école ! Et oui, l’école. Le seul endroit où tu aimais passer du temps, où tu pouvais exprimer tes talents. J’ai vu si souvent le bonheur sur toi lorsque tu m'en parlais. Après ce jour, j’ai découvert avec tristesse la morosité tant sur ton visage que dans ton âme.


Aujourd’hui, je t’écris cette lettre car c’est de nouveau un très grand jour pour toi : tu viens d’obtenir ton baccalauréat ! Et tu n’as pas encore manqué de venir me l’annoncer. Nous l’avons fêté cet après-midi tous les deux dans la cuisine autour d’un bon gâteau que j’ai fait spécialement pour l’occasion. Tu me rends une fois de plus si fière, mon petit.


Maintenant que je suis partie rejoindre André, j’aimerais que tu saches la vérité. Je n’ai pas pu te la dire de mon vivant car j’ai fait une déplorable promesse. Le jour où le docteur Brunet t’a diagnostiqué une maladie pulmonaire, j’ai vu ton oncle sortir en furie de la maison, traverser la cour en hurlant : “Jamais je n’accepterai qu’un docteur et une pauvre femme me dictent ce que je dois faire ! Robert travaillera à la ferme !”. Dès que j’ai entendu ton nom, j’ai su qu’il t'était arrivé quelque chose de grave. Alors je suis sortie pour aller à sa rencontre. J’ai commencé par essayer de le calmer (je peux t’assurer que cela n’a pas été une mince affaire), puis après qu'il m’a expliqué la situation, j’ai de mon côté tenté de le convaincre que ta santé fragile nécessitait de t’épargner les tâches difficiles physiquement. Au bout d’une heure, j’ai réussi à l’amener à penser ainsi. Mais je n’en avais pas fini avec lui car je connaissais ton secret, si bien caché au plus profond de toi que tu ne me l’as jamais dit, celui-là même que tu n’osais te l’avouer et qui te faisait rayonner auparavant, tellement enfoui jusque dans tes entrailles qu'aujourd'hui il te mène vers la mélancolie, et qui sait peut-être vers un état encore plus grave. Aussi, j’ai suggéré à ton oncle qu’il serait bon pour toi que tu retrouves le chemin de l'école. Que n’ai-je pas dit là ? Il s’est mis dans un état d’excitation tel qu’il ne m’écoutait plus. J’avais beau essayer de tout entreprendre pour qu’il m’entende, rien n’y faisait. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prononcer le mot qui résonne à ses oreilles : “argent”. Je lui ai proposé un marché : chaque année, je lui achèterai dix charrettes de blé et je paierai le double du tarif habituel, en échange de quoi il accepte que tu retournes à l’école jusqu’à l’obtention de ton baccalauréat. Il n’a pas mis longtemps à prendre sa décision à une seule condition : que je fasse la promesse que personne n’apprenne jamais notre accord et que je ne me mêlerai plus jamais de ta vie. J’ai alors accepté. Je ne regrette aucunement ce pacte : il a décuplé ton ardeur pour la vie et a fait totalement disparaître ton vague à l'âme. Aujourd’hui que je ne suis plus de ce monde, je suis libre de te le dire sans briser ma promesse de mortelle.


Cela me soulage de savoir qu’un jour tu connaîtras la vérité. N’en veux pas à ton oncle qui n'a pas su lire en toi les qualités que tu recèles. J’aurais tellement aimé avoir un petit fils comme toi, Robert.


Je t’aime. Mamie Joséphine.




“Madame Boyer a ajouté un post-scriptum dans son testament après lecture de cette lettre".


J’espère qu’après avoir écouté le contenu de cette lettre, ma famille comprendra les raisons pour lesquelles Robert Dubois tient une place importante et méritée dans mon cœur au point de le considérer comme mon petit-fils.


"Voilà, monsieur Dubois, je vous remets cette lettre conformément au souhait de madame Boyer. Maintenant, je vous lis la dernière partie du testament concernant Monsieur Dubois. Moi, Joséphine Boyer, décide de léguer à monsieur Robert Dubois tout l’argent dont il aura besoin pour poursuivre les études de son choix jusqu’à ce qu’il trouve un emploi en concordance avec ses diplômes. Je laisse le soin à Maître Monnier de gérer les dépenses prévues à cet effet”.


Je n’en revenais pas de ce que j’avais entendu. J’en étais bouleversé, j'avais les larmes aux yeux, non pas pour l’argent qu’elle me donnait, mais pour l’affection qu’elle me vouait. Je savais que nous avions de grands sentiments l’un pour l’autre, mais pas au point qu’elle me considère comme un membre à part entière de sa famille. J’ai levé la tête en regardant toutes les personnes situées à ma gauche, elles ont également tourné la leur pour me faire face. Un changement avait eu lieu. Leur regard n’était plus aussi froid que dans la salle d’attente. Je pouvais y lire de la compréhension, de la bienveillance à mon égard, voire de l'affection. Une femme, au bord des larmes, m’a souri tendrement et m’a pris chaudement la main. Elle m’a dévisagé tendrement les yeux dans les yeux en me disant : “Merci”.


Ce soir, je suis encore tout retourné par cette lettre que j’ai relue. J’ai côtoyé mamie Joséphine durant plus de quatorze ans sans prendre conscience du nom que je lui donnais et de la signification véritable et intime qu’il portait. Aujourd’hui, je m’en rends compte et je la remercie d’avoir été ma grand-mère. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir croisé sa route. Sans elle, je n’aurais jamais connu un tel destin, une telle vision du monde qui m’entoure. Elle a su lire dans mes pensées inconscientes les plus profondes et m’a offert le chemin menant à la liberté. Pour tout cela, je t’aime mamie Joséphine.


Je sais maintenant ce que je veux réellement faire de ma vie. Je veux être instituteur. Je veux apprendre et transmettre les connaissances que j'aurai assimilées avec patience, volonté et envie. J'ai le devoir d'aider chacun de mes futurs élèves à percevoir la beauté du monde et les guider pour trouver la voie qui les mènera au bonheur. Telle est ma vocation. Je vais attendre l’année prochaine pour commencer les études de maître d’école. Je dois terminer mon travail avec mon ami Michel qui ne prendra sa retraite que d’ici quelques mois. C'est lui qui m'a donné ma chance. J’aime beaucoup cet emploi de secrétaire et la relation que j’ai avec les patients. Je ne l’ai pas vu aujourd’hui car lui et maman sont partis passer deux jours à Rennes pour fêter l’anniversaire de leur union. Je suis heureux pour eux et en particulier pour maman qui vit enfin un rêve éveillé. Juliette me manque. Je ne sais pas quand je pourrai la revoir depuis que son père nous a séparés. Les préjugés de la barrière sociale ont bâti un mur entre nous. A force d’obstination et de persuasion, j’espère prouver à sa famille que j'ai toutes les qualités pour rendre heureuse Juliette et convaincre son père que je peux être un gendre digne de sa fille.