Youny

L'enquête

Partie 2 - Chapitre 1

Devant l’épicerie de Chilwith, personne. Un périmètre de sécurité est installé. Les passants doivent marcher sur le trottoir opposé. Les voitures peuvent cependant circuler dans la rue sur une seule file et un seul sens. A l’intérieur, l’inspecteur Bennett flâne dans les allées, jette un œil par ci, par là. Il s’imprègne de l’atmosphère. Il passe derrière le comptoir, ouvre la caisse qui semble intacte. Elle contient quelques centaines de dollars. Sous la caisse, un bouton rouge d’urgence n’a pas été déclenché. A quelques mètres de là, du sang sur le sol. Celui de Ximena. Il examine les traces laissées. Elle a été poignardée ici, pense-t-il. Puis, elle a dû tituber quelques secondes jusqu’au comptoir qu’elle a agrippé, et elle s’est écroulée ici. L’inspecteur reste pensif, immobile, perplexe. Il n’y a pas d’arme du crime. L’assassin l’a sûrement ôtée du corps et l’a reprise.

- Inspecteur Bennett, je n’ai rien trouvé autour du magasin, annonce le sergent Reed en entrant. Pas la moindre trace de couteau ou de quelque chose qui s’y approche.

- Je ne suis pas surpris. Si l’assassin a récupéré l’arme du crime, pourquoi l’aurait-il lancée ou cachée juste après en sortant. Non, il l’a emportée avec lui et s’en est débarrassée loin d’ici. Avez-vous regroupé les témoignages des voisins et des passants  ?

- Le sergent Carter a presque fini. Il vous enverra une copie d’ici peu. Je viens d’avoir le rapport du médecin légiste.

- Vous ne pouviez pas le dire tout de suite ! répond l’inspecteur sur un ton de reproche. Donnez-le moi  !

L’inspecteur Bennett parcourt lentement le document en prenant soin de ne manquer aucun mot. Chaque mot est important et peut faire la différence entre arrêter un coupable et envoyer en prison un innocent présentant tous les traits d’un parfait coupable. Trois phrases attirent son attention : “La victime ne porte aucun coup pouvant supposer qu’elle aurait été frappée” ; “Le coup porté ayant entraîné la mort de la victime a été fait par une lame assez fine, non tranchante ou mal aiguisée” et “Le décès s’est produit une minute après l’incision, entre 10h50 et 11h30”. Par conséquent, entre 10h50 et 11h15, l’heure à laquelle le client monsieur Richard est entré et a découvert le corps inerte. L’inspecteur relit à nouveau la deuxième phrase. Bizarre, bizarre. Si l’assassin l’a poignardée avec une arme blanche non coupante, cela signifie qu’il n’a pas prémédité son geste. Il a dû prendre un objet en guise de lame qu’il a trouvé au moment présent. Il faut que l’on fouille le magasin pour savoir si quelque chose n’aurait pas disparu.

- Sergent Reed, il faut passer au peigne fin la boutique pour savoir si un objet ressemblant à l’arme du crime a disparu.

- Entendu inspecteur, j’appelle du renfort.

Pendant ce temps, l’inspecteur Bennett retourne au poste de police pour prendre connaissance des différents témoignages que lui a transmis le sergent Carter. Des passants indiquent n’avoir rien vu, un homme dit avoir vu une femme du quartier (mais il ne connait pas son nom) sortir de l’épicerie vers 9h15, un couple raconte avoir vu des enfants jouer devant la vitrine avant l’école vers 8h10, un enfant dit être passé devant la vitrine vers 10h35 sans rien remarquer. Une grand-mère accompagnée de son petit-fils a déclaré être entrée dans l’épicerie à 10h, puis ressortie vers 10h15 et a confirmé que Ximena était bien vivante, mais qu’elle semblait nerveuse. Enfin, un jeune homme a salué Ximena vers 8h50 quand il passait à vélo dans la rue pour se rendre à son travail.

- Sergent Carter, convoquez-moi madame Davis et le jeune Harry.

- C’est comme si c’était fait, inspecteur.

Moins d’une demi-heure plus tard, madame Davis entre dans le bureau de police.

- Bonjour madame Davis, je suis l’inspecteur Bennett. J’enquête sur la mort de madame Moore.

- Bonjour monsieur l’inspecteur, mais je … je ne vois pas en quoi je peux vous aider. Je ne connais pas cette personne.

- Vous avez pourtant déclaré au sergent Carter être entrée dans son magasin hier.

- Ah oui, je vois. Vous parlez de Ximena. Personne ne l’appelle madame Moore. Comme c’est triste qu’elle ne soit plus là. Elle a été tuée ? Vous savez par qui ?

- Madame Davis, je suis là pour le découvrir. Aussi, c’est moi qui pose les questions.

- Excusez-moi, inspecteur Bennett. Je suis un peu émue car Ximena était une fille tellement gentille.

- Reprenons. Hier, vous l’avez vue ?

- Oui, je suis allée faire quelques courses avec Bill mon petit-fils car il voulait absolument des crayons de couleur. Et je peux vous assurer que Ximena était bien vivante.

- Quelle heure était-il, s’il vous plaît ?

- Aux environs de 10h. Je le sais car Bill a compté combien de coups de cloche a sonné l’église et il m’a répété par deux fois :  « Il y en a eu dix, Mamie. »

- Comment était-elle ?

- Je l’ai trouvée troublée. D’habitude, elle est souriante, elle fait la conversation, elle a toujours un mot gentil. On sent l’enthousiasme en elle. Mais pas hier. Elle parlait peu. Elle semblait inquiète.

- Savez-vous pourquoi ?

- Non.

- Vous ne lui avez pas demandé ?

- Oh, non. Je ne la connais pas assez pour oser m’inviter dans ses problèmes personnels.

- Y avait-il quelqu’un d’autre dans l’épicerie pendant que vous y étiez ?

- Non, j’étais la seule cliente.

- Avez-vous vu quelqu’un se diriger ou entrer dans la boutique quand vous y sortiez ?

- Non, personne, inspecteur.

- Je vous remercie beaucoup, madame Davis. Vous m’avez été d’un grand secours. Au revoir.

- Au revoir, inspecteur Bennett.

L’inspecteur, méditatif, se lève, ouvre la porte et dit : « Sergent Carter, faites entrer le gamin, je vous prie. » L’enfant, accompagné de son père resté auprès du sergent, entre dans le bureau, tandis que l’inspecteur referme la porte.

- Bonjour Harry, je suis l’inspecteur Bennett.

- Bon … bonjour inspecteur, répond Harry en bredouillant.

- N’aie pas peur, je ne te veux rien de mal. Sais-tu pourquoi tu es là ?

- C’est à cause du meurtre de la rue Hamilton ?

- En effet. Madame Moore a été assassinée. Je cherche à comprendre ce qu’il s’est passé. Parmi tous les témoignages que nous avons recueillis, tu es le dernier à l’avoir vue vivante.

- Mais … mais je ne l’ai pas tuée !

- Je le sais. Je ne t’accuse pas. Je veux juste que tu me racontes ce que tu as vu.

- Je n’ai rien vu. Je suis juste passé devant l’épicerie sur le trottoir.

- As-tu regardé la vitrine ?

- Oui, elle est vraiment chouette. Il y a des cowboys, un saloon. J’aime bien les histoires de Far West.

- As-tu remarqué quelqu’un dans le magasin ?

- Non, j’étais trop occupé à regarder les personnages et les chevaux de bois.

- Tu te rendais à l’école ?

- Non, je rentrais chez moi. Maman m’attendait. J’avais peur de l’inquiéter.

- Pourquoi ?

- Parce que j’avais traîné un peu sur le trottoir juste avant d’arriver devant l’épicerie.

- Qu’entends-tu par “traîné” ?

- En fait, j’avais pris du retard car j’étais resté discuter avec Youny.

- C’est un copain à toi ?

- Oui et non.

- C’est oui ou c’est non ?

- En fait, c’est un garçon que je connais depuis des années. J’ai toujours voulu parler avec lui, mais ma maman me l’a toujours interdit. Hier, j’étais tout seul, maman n’était pas avec moi, et comme je l’ai croisé sur le trottoir, je suis allé le voir. C’était la première fois qu'on parlait. Je pense qu’on est devenus amis maintenant. Enfin, je l’espère.

- Pourquoi tu l’espères ? Tu n’en es pas sûr ?

- C'est-à-dire que Youny est handicapé. Il se déplace dans un fauteuil roulant, il ne peut quasiment pas bouger, ni parler. C’est pour ça que maman ne veut pas que je m’approche de lui. C’est quand même pas de sa faute s’il est comme ça. Moi, ça ne me dérange pas.

- Et que lui as-tu dit ?

- On s’est pris en selfie, et je lui ai dit que comme ça on est amis.

- C’est tout ?

- Ben, oui. C’est difficile de tenir une conversation quand je suis le seul à parler.

- Je peux voir la photo ?

- Tenez, regardez, en lui tendant son téléphone.

L’inspecteur examine la photo. Harry est très souriant, alors que Youny ne dégage aucune émotion. Il tapote sur l’écran, puis lit la date et l’heure : “Jeudi 15 septembre à 10h38”. Puis tapote à nouveau.

- Je transfère la photo au commissariat. Et après ?

- Après, je suis parti.

- Et Youny ?

- Je ne sais pas car j’ai continué mon chemin sans regarder derrière moi.

- Il allait dans quelle direction ? Dans la même que toi ou dans la direction opposée ?

- Dans la même que moi.

- Donc il se dirigeait vers l’épicerie.

- Oui.

- Sais-tu où il habite ?

- Oh oui, depuis le temps que je le croise dans cette rue. Il vit dans l’immeuble “Les Papillons” de l’autre côté de la rue.

- Merci Harry pour tous ces renseignements. Je ne te retiens pas plus longtemps.

- Au revoir inspecteur.

- Au revoir.

Bennett reste assis quelques minutes à son bureau. Il réfléchit. La dernière personne connue à avoir vu madame Moore vivante est madame Davis à 10h15. Harry est ensuite passé devant la boutique vers 10h40, mais il n’a rien vu. Enfin, ce Youny s’est dirigé vers l'épicerie. Peut-être a-t-il vu quelque chose ? Tout à coup, il se lève, sort de son bureau :  « Sergent Carter, je vais interroger un certain Youny qui sait peut-être quelque chose. Si on me demande, je suis à la résidence “Les Papillons” de la rue Hamilton. »

Toc, toc, toc. Quelques secondes après, la porte s’ouvre.

- Bonjour, que puis-je pour vous ? demande madame Turner.

- Bonjour, je suis de la police. Je suis l’inspecteur Bennett. Le gardien m’a dit que Youny vit dans cet appartement.

Cinq longues secondes passent dans le silence le plus complet. Seule madame Turner entend battre à toute vitesse son cœur.

- Oui … mon fils Youny habite avec moi. Mais que lui voulez-vous ?

- Je voudrais juste lui parler. C’est à propos de madame Moore, l’épicière du coin de votre rue. J’aurais quelques questions à lui poser.

- Je crois, inspecteur, que cela ne va pas être possible.

- Et pourquoi donc, madame ?

- Mon fils ne parle pas.

- Pourrais-je quand même le voir ?

- Si vous insistez, entrez.

Dès qu’il pénètre dans l’appartement, l’inspecteur aperçoit de dos Youny face à son bureau.

- Youny, il y a une visite pour toi. Il s’agit de monsieur Bennett. Il est policier. Il a des questions à te poser.

- Bonjour Youny, je suis l’inspecteur Bennett. Je suppose que tu as entendu parler de la mort de l’épicière madame Moore.

Après un demi-tour, Youny reste là sans bouger. Il regarde droit devant lui. Alors l’inspecteur continue.

- Es-tu rentré dans son magasin hier ?

Mais Youny ne bouge toujours pas, comme s’il ne comprenait pas la question de l’inspecteur. Mal à l’aise, ce dernier se tourne vers madame Turner dans l’espoir qu’elle puisse l’aider.

- Je vous l’ai dit, inspecteur, que votre démarche serait vaine.

- Je vois, répond songeur l’inspecteur. Mais vous, vous pouvez peut-être m’aider ? Votre fils s’est-il rendu à l’épicerie hier ?

- Oui, comme tous les matins.

- Il y va tous les matins ?

- Oui, il fait les courses de la journée.

- Excusez ma question, madame, mais pouvez-vous m’expliquer comment il procède étant donné que ….. euh, vous voyez ce que je veux dire ? chuchote-t-il dans sa direction.

- Mais, inspecteur, n’ayez pas peur de parler plus fort devant Youny et de prononcer le mot “handicapé”. Cela fait trente-deux ans que Youny est né ainsi. Il le sait et l’accepte. Pour répondre à votre question, sachez que mon fils peut se déplacer librement grâce à son fauteuil. Certes, il ne peut pas bouger, mais il arrive à déplacer son index suffisamment pour guider son fauteuil. J’écris les commissions dont j’ai besoin dans ce carnet situé ici et une fois arrivé à la boutique, Ximena le lit et prépare les courses qu’elle glisse ici à l’arrière.

L’inspecteur prend alors le carnet, le lit :

- Donc hier, Youny est bien entré dans la boutique et a acheté du lait, une douzaine d’oeufs, six yaourts et une tablette de chocolat ?

- Oui.

- A quelle heure s’est-il rendu dans l'épicerie ?

- Et bien, Youny a quitté d’ici à 10h30. Le temps de prendre l’ascenseur, de traverser, de longer le trottoir, il a dû arriver vers 10h45.

- Plus cinq minutes, soit vers 10h50.

- Pourquoi cinq minutes de plus ?

- Car hier, Youny s’est fait un nouvel ami, Harry. Ils se sont pris en photo sur le trottoir.

- Ah bon ? s’étonne-t-elle. C’est vrai Youny ? Tu as trouvé un copain ? Montre-moi sa photo.

Youny fait un demi-tour et se dirige vers son bureau. Sa maman lui glisse le petit contrôleur sous son index, puis aussitôt il fait défiler les photos à une vitesse telle que personne n’arrive à distinguer nettement chacune d’entre elles. D’un coup, l’image se fige : c’est la photo sur laquelle il se trouve avec Harry. Madame Turner est très enthousiaste à mettre un visage sur l’ami de son fils. Quant à l’inspecteur, seules la date et l’heure de la prise lui importent : “Jeudi 15 septembre à 10h37”.

- Youny vous a-t-il remis les commissions hier  ?

- Evidemment, inspecteur. Quelle question !

- A quelle heure est-il rentré ?

- Vers 11h15 environ. Je n’ai pas trop regardé l’heure. Mais au fait, Youny peut vous montrer Ximena hier.

- Comment ça ?

- Et bien, Youny avant de sortir de l'épicerie, se prend en selfie avec Ximena. C’est un rituel qui dure depuis des années. Montre-nous la photo Youny, s’il te plaît.

L’index de Youny ne bouge pas.

- Youny, tu as entendu ce que je t’ai demandé ? insiste sa maman.

Mais toujours rien. Alors madame Turner glisse son index de gauche à droite sur l’écran pour faire apparaître la photo précédente. Mais rien. Aucune photo n’a été prise après celle de Harry.

- Pourquoi ne t’es-tu pas pris en photo avec Ximena hier ? demande sa maman.

Naturellement, Youny ne laisse rien paraître sur son visage.

- Je ne comprends pas, inspecteur. Cela n’est jamais arrivé. Peut-être était-elle trop occupée à servir d’autres clients.

- Ce n’est rien, madame Turner. Je vais vous laisser. Le devoir m’appelle. Merci pour vos réponses.

- Au revoir, inspecteur Bennett.

Une fois la porte fermée, il reste songeur sur le palier. Donc Youny est la dernière personne à ma connaissance ayant vu madame Moore vivante à approximativement 11h sachant qu’il lui faut à peu près un quart d’heure pour le retour. Soit il est coupable et madame Moore est morte entre 10h50 et 11h00, soit il est innocent et madame Moore est morte entre 11h et 11h15. Dans les deux cas, cela concorde avec le rapport du médecin légiste. Soudain, sur la gauche, un grincement. L’inspecteur tourne la tête et entrevoit la porte voisine s’ouvrir doucement. Un visage se distingue dans l’entrebaillement. L’inspecteur, curieux, s’approche. Plus la distance entre lui et la porte diminue, plus l’ouverture de la porte augmente.

- Bonjour monsieur … ?

- Bonjour, je suis monsieur Miller.

- Vous voulez me parler ? demande l’inspecteur.

- Je … je ne sais pas …

- Pourtant il me semblait que … Je me présente, je suis l’inspecteur Bennett. J’enquête sur la mort de madame Moore, la gérante de l’épicerie d’en bas.

- Ah, d’accord. Comme ça, vous êtes de la police.

- En effet. Vous vouliez peut-être me dire quelque chose ?

- Non, non, je regardais si … mon journal était arrivé.

- Il semble que le gardien ne vous l’a pas encore monté.

- Détrompez-vous, inspecteur. Ce n’est pas le gardien qui me le fait parvenir, mais Youny. Vous connaissez Youny ?

- Oui, je viens de lui parler à l’instant.

- Oh oh ! Quel blagueur vous êtes, inspecteur. Youny ne parle pas.

- Oui, je voulais dire que c’est sa mère qui parle pour lui. Mais au fait, expliquez-moi comment ce garçon paralysé de la tête aux pieds peut vous déposer le journal sur votre palier.

- C’est très simple, inspecteur. Tous les matins, ce gars sur roues se rend à l'épicerie et prend le journal que Ximena glisse dans un tube cylindrique accroché à une vingtaine de centimètres au-dessus de sa main droite. Vous l’avez sûrement vu.

- Oui, en effet. Je me demandais à quoi cela pouvait servir.

- Puis une fois sur son palier, il tourne son chariot en direction de ma porte, appuie sur un bouton près de son index et le journal y est expulsé jusqu’ici.

- Le système, à ressort je présume, doit être très puissant pour que votre journal parcourt au moins huit à neuf mètres.

- Neuf mètres cinquante exactement. Oui, c’est moi qui l’ai conçu. J’ai installé un ressort un peu plus fort que nécessaire afin que le journal percute ma porte, comme ça je peux l’entendre cogner.

- C’est vraiment intéressant. Et donc de cette façon vous avez votre journal tous les matins.

- Tous les matins …… sauf hier !

- Ah bon ?

- Oui, hier, j’étais très énervé. Cet énergumène n’a pas été fichu de me l’apporter. Quel incapable ! Mais entre nous, inspecteur, cela on le savait déjà. Je ne lui demande pourtant pas grand-chose.

- Je dois vous quitter monsieur ….

- Miller pour vous servir, inspecteur.

L'inspecteur Bennett regarde droit dans les yeux de son interlocuteur jusqu'à le dévisager et l'incommoder. D'une voix calme et ferme à la fois, il termine par ces mots :

- Les fayots de votre genre ne sont guerre de mon goût. A votre place, j’essaierais plutôt d’améliorer le peu d’empathie qu'il me reste, ne serait-ce que pour les personnes qui vous rendent service, tout du moins pour celles que vous considérez comme vos pigeons. Sur ce, bien le bonjour.

L’inspecteur tourne les talons et s’en va, laissant monsieur Miller stupéfait la bouche bée. De retour au poste de police, le sergent Reed l’interpelle :

- Inspecteur, je vous cherchais. Nous avons retrouvé l’arme du crime.

- Mais vous ne pouviez pas me le dire avant ! hurle-t-il. J’ai prévenu où je me trouvais en cas d’urgence ! Où l’avez trouvée ?

- Elle était sous l’une des gondoles à deux mètres du corps, lui répond-il en lui donnant la pièce à conviction.

- C’est un ouvre-lettre.

Que faisait un ouvre-lettre dans la boutique ? Peut-être pour ouvrir un courrier ? C’est quand même étrange. Son bureau se situe dans l’arrière-boutique. 

- Avez-vous trouvé un autre ouvre-lettre chez la victime ?

- Nous en avons trouvé un posé sur son bureau.

- Cela est vraiment bizarre. En général, un seul suffit. Il est inutile d’en posséder plusieurs.

Subitement, l’inspecteur se dirige vers son ordinateur et examine de plus près les photos prises la veille sur le lieu du crime. Le bras de la victime est dirigé vers une des gondoles, la main à un mètre environ.

- Sergent Reed, venez dans mon bureau.

- Oui, je suis là.

- Examinez cette gondole. Est-ce là que vous avez retrouvé l’ouvre-lettre ?

- Oui, chef. Juste en dessous dans le prolongement de son bras.

- Bingo ! crie Bennett. Ecoutez-moi bien sergent. Madame Moore a été poignardée par quelqu’un — pour l’instant inconnu de nous — puis après s’être accrochée au comptoir avec une énergie et un courage incroyable a retiré l’ouvre-lettre de son ventre et en s’écroulant au sol l’a lâché pour s’y glisser sous la gondole. Voilà le déroulement des événements.

- Certainement, chef. Mais on ne sait toujours pas qui a fait le coup ? lui rétorque-t-il.

- Il faut avancer petit à petit, minutieusement et sûrement pour ne commettre aucune erreur judiciaire ! C’est exactement cela, sergent Reed ! en haussant le ton. Ne jamais envoyer un innocent à la potence ! Vous m’avez compris ?

- Oui, inspecteur. Je m’en souviendrai.

- Sur ce, faites-moi analyser l’ouvre-lettre.

- Je l’envoie au laboratoire. Je pense, étant donné l’heure, qu’on n'aura les résultats que demain.

- Je vous souhaite une bonne soirée, sergent Reed.

- Bonsoir, inspecteur Bennett.

Le lendemain, la police scientifique a confirmé qu’il s’agit effectivement de l’arme du crime dépourvue d’empreintes digitales. Des initiales souillées par le sang séché y sont gravées : “Y.T.” Aussitôt, l’inspecteur accompagné des sergents Reed et Carter fonce en direction de la rue Hamilton.  « Arrêtez-vous là, sergent Reed. C’est cet immeuble, la résidence “Les Papillons”. » D’un pas pressé, ils montent, sonnent.

- Bonjour madame Turner, pourrait-on entrer ?

- Bonjour inspecteur. Qu’y a-t-il de si urgent pour arriver si tôt ?

- Nous vous prions de nous excuser. Nous avons trouvé un objet. J’aimerais que vous le regardiez.

L’inspecteur sort de sa poche l’arme du crime.

- Tiens, tiens, c’est bizarre, il ressemble à l’ouvre-lettre de Youny. Mais il ne peut pas être le sien car il se trouve sur son bureau. Voyez par vous-même.

La maman de Youny commence à fouiner sur le bureau, puis fouille de plus en plus, mais rien.

- Je … je ne comprends pas, il est toujours là d’habitude, dit-elle fébrilement.

- Youny l’a peut-être utilisé ?

- Mais inspecteur, vous savez très bien qu’il ne peut pas ! Attendez … attendez un peu. Le sien a ses initiales gravées dessus. Vérifiez, vous verrez que le vôtre n’en a pas !

- Je suis désolé, madame Turner, dit timidement l’inspecteur en lui montrant l’ouvre-lettre.