L'enfant disparu

- Je vous conjure de me croire, M. et Mme Scornec, implora le commissaire Vidal. Ce Louis Caron est un charlatan qui se sert de votre vulnérabilité passagère.

- Pensez ce que vous voulez, commissaire, lui répondit le mari. Nous vous demandons simplement d’aller jeter un œil dans le quartier indiqué par M. Caron. Cela fait un mois que notre fils a disparu et vous n’avez encore aucune piste, contrairement à lui au bout de trois jours seulement.


Sur ces derniers mots, le commissaire Vidal, blessé dans son égo, se résigna à respecter la volonté du couple désespéré malgré son obstination à penser qu’une enquête ne se résolvait pas avec de la magie, mais en réfléchissant, en interrogeant, en cherchant des indices et des preuves. Sa devise, depuis le jour où il fut nommé inspecteur, demeura symbolisé par le sigle IRD signifiant “Investigation - Réflexion - Déduction”. Avec cinq de ses hommes, ils fouillèrent le quartier Saint Michel de la ville. Les rues étaient mal fréquentées. Personne ne répondait à leurs questions, seules des injures étaient lancées sans que l’on ne sût qui les proférait. Deux policiers parcoururent une impasse complètement déserte. Ce n’était pas étonnant compte tenu de la saleté qui y régnait : des poubelles sans couvercles, des ordures par terre, quelques rats cherchant leur bonheur. En fouinant, l’un des agents découvrit caché derrière un conteneur un cartable. Il siffla pour ameuter ses collègues. Le commissaire Vidal le reconnut : c’était celui du petit Kévin disparu.


Apporté au commissariat, l’analyse scientifique confirma qu’il s’agissait effectivement du sien. Les parents furent convoqués pour leur exposer la situation.


- Nous avons trouvé dissimulé dans une ruelle du quartier Saint Michel le cartable de votre fils.

- Et Kévin, commissaire, vous l’avez … ? lança en sanglots Mme Scornec.

- Je suis désolé, madame, pas la moindre trace.

- M. Caron vous a donc mené sur une bonne piste, reprit le mari.

- Effectivement, mais je maintiens mes propos. Louis Caron utilise votre faiblesse actuelle pour vous extorquer quelque chose qui lui serait utile. Cela peut être des renseignements, un service, de l’argent, que sais-je encore.

- Nous vous demandons de cesser vos diffamations, commissaire. Cela ne nous a coûté que le prix d’une consultation et rien d’autre. M. Caron a des pouvoirs qui vous dépassent et qui permettront peut-être de retrouver Kévin, alors arrêtez de le dénigrer. Votre méthode n’a jusque-là mené à rien de concret. Laissez-nous tranquilles.


Le couple quitta le bureau pour se rendre chez le radiesthésiste.


- Je ne suis pas certain que mes capacités extrasensorielles puissent vous servir davantage, M. et Mme Scornec. Cela m’a demandé de puiser beaucoup d’énergie au point que mon magnétisme est actuellement à un niveau très bas. Je vous demanderais de repasser dans quelques jours le temps que je m’en remette.


Les parents de Kévin quittèrent désemparés le cabinet du vénérable Louis Caron. En marchant auprès de sa femme dans la ville pour regagner leur domicile, M. Scornec fut brièvement pris de doutes.


- Et si le commissaire disait vrai, chérie ?

- Que veux-tu dire ?

- Peut-être que M. Caron utilise notre crédulité pour nous mener en bateau ? Peut-être attend-il quelque chose de nous en échange ?

- Tu ne vas quand même pas rentrer dans le jeu de ce commissaire. Ne vois-tu pas qu’il parle ainsi par jalousie ? Depuis un mois qu’il cherche le moindre indice, il n’a rien trouvé contrairement à M. Caron. Cela n'a pu se produire que par des moyens surnaturels.

- Tu as raison, chérie. C’est le manque de perspicacité du commissaire Vidal qui lui fait tenir ce discours négatif à son sujet.


Quatre jours après, le radiesthésiste reçut la visite du couple. Après cinq minutes de concentration divine, Louis Caron s’arrêta.


- Aujourd’hui, je sens que mon pendule pourrait m’indiquer quelque chose, mais je ne sais pourquoi des ondes néfastes font obstruction à la vérité.

- Nous vous supplions, Maître, il faut que vous persistiez. La vie de notre fils en dépend. Nous vous donnerons tout ce que l’on possède, mais poursuivez vos recherches.


Tout en sortant un chèque, Mme Scornec insista :


- Tenez, Maître, c’est tout ce que l’on a. Ces dix-mille euros sont pour vous. Retrouvez notre fils Kévin s'il vous plaît.


Alors Louis Caron accepta de recommencer ses prières en précisant qu'il ne garantissait pas de résultat. Mais, à sa grande surprise, au bout de dix minutes, son pendule s’affola et se mit à tourner sur lui-même au-dessus de la carte de la ville à un endroit bien précis.


M. et Mme Scornec accoururent aussitôt au poste de police prévenir le commissaire afin d'envoyer inspecter au plus vite le quartier Vincy.


- Cette fois, c'en est trop ! s'insurgea le commissaire.


Contre toute attente et au grand dam du couple, il alla perquisitionner chez Louis Caron avec six autres policiers. Les parents de Kévin furent dans tous leurs états : comment le sentiment d'impuissance du commissaire pouvait-il compromettre ainsi l'enquête en sacrifiant les recherches concernant leur fils disparu, seul et abandonné ? Au bout de deux heures, un des agents trouva dans l'ordinateur de Louis Caron des articles de journaux relatant deux faits d'enlèvements d'enfants datant de sept et dix ans. Les deux rapts avaient eu lieu dans le quartier Saint Michel et deux témoins (un dans chaque affaire) auraient vu l'agresseur accompagné d'un enfant se débattant dans le quartier Vincy, mais aucune recherche n'avait permis de retrouver les disparus.


- Comme je l’ai toujours dit M. Caron, sermonna le commissaire, la sorcellerie n’existe pas ! Votre seul don est celui d’enquêteur que vous bafouez en escroquant les personnes aux abois.


Après avoir exposé les faits à la famille, le cartésien commissaire Vidal leur remit leur chèque. Le gouffre dans lequel ils étaient plongés depuis plus d'un mois s'était encore creusé. La dépression les guettait.


La nuit venait de tomber. Alors que le commissaire rentrait chez lui, il décida malgré le brouillard de se rendre dans le quartier Vincy afin de se familiariser un peu en vue des recherches à conduire dès le lendemain matin à six heures. C'était un coupe-gorge. Au loin, tantôt des bruits sourds, tantôt des cris : peut-être une bagarre. Il ne voyait pas grand-chose car les lampadaires n’éclairaient pas, sûrement cassés par des jets de pierres. Il avançait dans les venelles sinueuses malgré le tapage nocturne, les couinements des rongeurs qu’il sentait à travers ses souliers. Soudain, la peur le gagna : plus un son, le silence … Pas tout à fait : une voix lointaine chantait. Il se rapprochait pour mieux l’entendre à travers des chemins de plus en plus brumeux. Il reconnut la voix d'un enfant. Ses pas hésitants craquaient sous son poids ou bien étaient-ce des cafards qui vagabondaient ? Enfin, il perçut distinctement la voix à travers une porte en bois abîmée par le temps, mais très solidement fermée à clé. Il tenta de l'ouvrir sans succès. La voix s'arrêta de chanter : "Entrez commissaire, je vous attendais". Par réflexe, il sursauta en reculant lorsqu'il vit la serrure briller d'un jaune fluorescent dans l'obscurité. Il avança timidement la main, tourna lentement la poignée et la porte s'ouvrit sans résistance. "Descendez à la cave en prenant la porte de gauche", lui indiqua la voix. Il emprunta les escaliers menant au sous-sol et découvrit derrière les barreaux de trois cellules un jeune homme d'une vingtaine d'années, un adolescent et le petit Kévin. Il appela immédiatement les secours. Le geôlier fut arrêté et les enfants sauvés. Il remercia les trois garçons de l'avoir guidé jusqu'à eux, mais à son grand étonnement prétendaient n'y être pour rien.


Deux jours et deux nuits passèrent sans que l'esprit du commissaire Vidal ressassât encore et encore ce qu'il avait vécu ce fameux soir. Une question ne cessait de le tarauder : lui qui était un fervent adepte de sa célèbre IRD, aurait-il le privilège à l'avenir d’être à nouveau secondé par la Voix ?