Youny
La fougue de la vie
Partie 3 - Chapitre 2
Une longue, très longue seconde … 29 s
C’est vraiment génial que vous soyez venus me dire au revoir, pense Youny. Que relater en vingt-neuf secondes ? Que dire de l’existence que j’ai eue ? Ma vie fut-elle fade ou au contraire un brin intéressante ? La réponse m’est indubitablement évidente. Votre présence me le prouve.
Maman, je ne veux pas que tu sois triste. C’est grâce à toi si ma vie fut bien remplie. 28 s Tu m’as aimé, tu m’as élevé, tu m’as accompagné, tu m’as consolé dans les moments difficiles, tu m’as fait rire avec tes petites blagues, tu m’as laissé t’aider à faire les courses. Que de bons moments nous passâmes en regardant mes photos, les émissions et les films à la télévision. Le soir, lorsque 27 s j’étais encore un enfant, tu me bordais bien au chaud sous la couette et tu me racontais une histoire. Ma préférée était Pinocchio, surtout le moment où la fée bleue usa de sa magie : d’une marionnette en bois, elle le transforma en un véritable petit garçon. 26 s Te rappelles-tu du jour où nous nous promenions au parc lorsque le chien de la boulangerie s’étant enfui accrocha mon fauteuil avec sa laisse et m'entraîna avec lui jusqu’à la boutique de son maître. Nous avions bien ri. Le boulanger nous offrit en retour des viennoiseries pour le lui avoir ramené. 25 s Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir chargé des commissions. J’adorais ces sorties. Prendre l’ascenseur était un immense plaisir, arriver dans le hall de l’immeuble et voir la rue derrière la grande porte vitrée m’émerveillait. Mais rien n’égalait cette promenade le long du trottoir sur lequel je voyais jour après jour des fleurs grandir, 24 s des herbes pousser. Il m’arrivait de ralentir pour faire la course avec une fourmi. Une fois, je pris l’une d’entre elles en stop. Je zigzaguais pour éviter d’écraser les escargots sous mes roues. Que de vies j’épargnais. Je saluais les têtes que j’apercevais à travers les fenêtres : la dame du premier 23 s de l’immeuble beige, le monsieur de la petite maison qui se retournait chaque fois que j’approchais. Quelle bénédiction de parcourir la boutique de Ximena ! Je découvrais tant de choses magnifiques : des petits et grands bibelots, 22 s des carnets de toutes les tailles, des pochettes surprises que j’aurais tant aimé ouvrir, des parfums colorés aux odeurs envoutantes, des croissants si appétissants que j’aurais voulu en déguster sur place, des petits oiseaux accrochés au plafond battant des ailes à chaque courant d’air, des bonbons dans ce gigantesque cylindre en verre. J’appréciais 21 s tant ces périples à travers les rayonnages de l’épicerie de la si gentille Ximena. Je suis peiné qu’elle nous ait quittés si précipitamment. Je n’ai jamais voulu cela. A chaque fois, on se prenait en selfie. Elle avait un si joli sourire. Avant de partir, elle me glissait le journal dans ma catapulte que j’actionnais sitôt 20 s sorti de l’ascenseur. J’avais alors la joie de saluer monsieur Miller. Malgré le peu de temps qu’il restait sur le pallier, je pris conscience de l’importance de mon rôle de livreur de journaux en lisant sur son visage jour après jour la satisfaction d’être au fait de l’actualité.
19 s
Mais qui aperçois-je au dernier rang ? Mais c’est Harry ! Je suis si content que tu sois venu. Je n’ai jamais cessé de penser à toi. Je me souviens très bien de ce jour sacré où tu es venu à ma rencontre pour me demander d’être ton ami. Tu semblas tellement heureux de pouvoir me parler comme si durant de longues années 18 s tu recherchais et venais enfin de trouver une fissure dans une muraille invisible bâtie entre nous deux. Tu ne le sus sûrement pas, mais sache que tu m’apportas ce jour-là le plus beau cadeau qu’un être humain pût rêver : l’amitié. Mon émotion fut si intense que soudain je fus transis, incapable de mouvoir mon esprit et certainement mon corps si cela m’eût été possible. 17 s Puis un étrange phénomène se produisit : je sortis de cette chair inerte. Tout en me retournant, je m’élevai lentement et, là, je me vis. Je regardai mon visage face à moi. Des larmes inondèrent et rendirent étincelant ce regard terne. Les passants, médusés, s’attroupèrent autour de moi silencieusement. L’un d’eux s’exclama : « Regardez Youny ! Il pleure. Il doit être vraiment triste. » 16 s Fougueux, j’allai à leur rencontre en virevoltant au-dessus de leur tête. « Au contraire, leur criai-je de tout mon être, vous vous trompez ! Certes je pleure, non pas de tristesse provoquée par une perpétuelle indifférence de tout un chacun, mais de joie catalysée par la bonté d’un seul petit être me regardant enfin comme son ami. A bas la compassion, à bas les monologues. Aujourd’hui, j’ai une véritable relation. 15 s Harry me considère comme son égal. Je serai son confident et il sera le mien. Seule l’amitié a le pouvoir de transcender la solitude. Regardez moi bien : voyez le bonheur infini qui germe dans le flot de mes larmes. Mon cœur chante et danse au gré des remous de ce torrent éploré. » Le privilège éphémère de liberté s’estompa et ma prison m’attira à elle sans que rien ne pût l'empêcher.
14 s
Pauvre Matthew. Je suis si triste que Ximena ne soit plus à tes côtés. Tu l’aimais tellement. Moi seul sais réellement à quel point tu en étais épris. Je vous voyais souvent vous embrasser dans l’arrière boutique lorsque tu apportais le courrier. Vos regards ne trompaient personne. Je me souviens encore 13 s de votre rencontre. Je parcourais le rayon de bricolage quand soudain la clochette de l’entrée vibra. Tu entras et t’approchas du comptoir pour y déposer le courrier lorsque Ximena se retourna : vos regards se croisèrent fugacement et ce fut le coup de foudre. Elle rougit instantanément aussi vite 12 s que tu commenças à bégayer, ne trouvant plus tes mots. Je sus à cet instant que rien ni personne ne vous sépareraient. Jamais je n’aurais imaginé ce funeste destin. La passion que tu avais pour elle a dû te briser. Le temps peut-il faire oublier cette blessure ? 11 s Je n’ai pas la réponse. Aujourd’hui, tu es là face à moi. Tu me fixes l’air sévère. Jamais je ne reçus un tel regard de froideur. Ton attente de ces trois dernières années arrive à son terme. Dans quelques secondes, ton vœu sera exaucé : je disparaîtrai 10 s du monde des vivants à tout jamais. Le terme de mon existence soulagera-t-il les tourments qui te rongent ? Je l’espère pour toi, même si j’en doute.
Tiens, la porte du fond s’ouvre lentement. Bonjour inspecteur Bennett. Vous arrivez furtivement, mais à temps. Je suis toujours là, bien vivant. Je suis ravi de vous revoir une dernière fois. 9 s Bien que vous m’ayez arrêté il y a trois ans, je ne vous en tiens pas rancune. Vous avez fait ce que vous jugiez bon. Aussi je suis là. Le suspect idéal fut condamné dans les règles de l’art sans contestation possible. La certitude qui vous animait 8 s me condamna irrémédiablement : l’arme du crime qui fut la mienne, le canon à ressort intégré à mon fauteuil en fut le moyen et la mauvaise humeur de Ximena ce jour-là en fut le déclencheur. Je vous félicite pour votre perspicacité, inspecteur Bennett. Votre conviction fut-elle continûment inébranlable ? Il me sembla avoir entendu au procès que quelques doutes vous habitaient. 7 s J’espère pour vous qu’ils se sont évanouis depuis.
Le compte à rebours arrive à son terme. Mon corps n’exprime rien, la chair de poule m’est inconnue, les tremblements également, la transpiration inexistante, mon visage regarde la mort droit devant sans crainte apparente. Que peuvent penser des yeux extérieurs ? D’un signe, d’un clignement, 6 s d’un mouvement de doigt, avouera-t-il ? Comprend-il la gravité de son acte ? Réalise-t-il ce que peut ressentir Matthew ? Montrera-t-il le moindre remord ? Oui, moi, je peux percevoir toutes les rancœurs muettes et les préjugés que vous me prêtez ? Mais vous, vous dont le corps est doué de mouvements et de communications, 5 s vous êtes-vous demandé ce que moi, un être humain certes diminué, mais tout aussi humain que vous, je peux ressentir ? J’ai peur, j’ai la trouille comme jamais je n’ai eue. Mon cœur bat à cent à l’heure. Je suis terrifié. Non, la crainte ne vient pas de ce qui m’attend car dans un cas, je ne redoute pas le néant par définition même de ce qu’est le néant, 4 s et dans l’autre cas, le paradis sera ma destinée. Mon effroi résulte de la magnificence de mon passé. Je suis effrayé de manquer ce que je n’ai pas encore vécu. J’aurais voulu poursuivre encore un bout de chemin de cette vie qui m’a tant apporté, tant donné. Je regrette tellement de 3 s ne pouvoir découvrir de nouvelles choses, de nouvelles gens. Je n’aurai plus de pensées pour mon seul ami. Mon cœur pleure de ces futurs heureux hasards enchantant la vie qui me sont dus et que l’on va me voler. Mon âme crie de douleur face à l’injustice aveugle — et sourde de par mon infirmité — dont je suis victime. J’ai de la tristesse pour Matthew car je sais qu’il a énormément souffert, et même doublement souffert de la séparation avec sa fiancée. Déjà, bien avant sa mort, lorsqu’elle décida de le quitter. 2 s J’imagine ce qu’il endura, la tourmente dans laquelle il dut se trouver, raison — ou folie dirai-je plutôt — pour laquelle il subtilisa mon ouvre-lettre le jour de la livraison du robot de cuisine de maman. Puis son geste irréversible le plongea certainement une seconde fois dans une souffrance infiniment insupportable. A ses yeux, seule la mort pouvait les séparer. Pauvre Matthew pour qui je n’éprouve ni haine, ni désir de vengeance, 1 s mais seulement de la compassion : devoir vivre avec la culpabilité de la mort de deux innocents ne peut que le mener vers un gouffre ténébreux. J’espère pour toi, Matthew, qu’après ton trépas, seul le néant existe. D’ici là, mon départ te soulagera dans une certaine mesure : la vérité ne sera jamais découverte et tu ne seras plus inquiété. Et, d’une pierre deux coups, l’inspecteur Bennett, ignorant la justesse des faits, ne pourra s’en vouloir d’être en violation avec sa maxime.
0 s
Je suis ….. mais que ….. m’arrive-t ….
Quelle …. belle aventure ce fut. …. merci Maman …. merci Harry, mon éternel ami.
« A tout à l’heure, mon fils. »