Extraits du journal de Robert Dubois

12 juillet 1926

J’ai dix-huit ans





Bonsoir journal,


Ce soir, je suis si heureux de ce qu'il m'arrive. Avant de partir, je suis allé annoncer la bonne nouvelle à mamie Joséphine qui était très émue. Elle m'a souhaité bonne chance. Mais avant, je vais commencer par le début.


Cela fait aujourd’hui une semaine que j’ai eu mon baccalauréat. Après les effusions de joie, la vie a repris son cours normal à la maison. J’ai proposé à oncle Paul de l’aider, mais fidèle à sa légendaire diplomatie, il m’a répondu : “je n’ai pas besoin d’un bon à rien dans mes pattes”. Cela ne m’a offusqué aucunement car je m’y attendais. Je ne lui en veux pas : c’est quand même grâce à lui que j’ai pu obtenir mon diplôme lorsqu’il a accepté que je retourne à l’école il y a cinq ans. Bien que je ne te l’aie jamais dit ou plutôt que tu ne m’aies jamais laissé l’occasion de te le dire à cause de ton humeur communément maussade (surtout en ma présence), je ne t’en remercierai jamais assez, oncle Paul. Aussi, j’aide maman et tata Marie. Cela ne me déplaît pas du tout : je fais la vaisselle, j'épluche les légumes, j’étends le linge sur les fils derrière la maison, je m’occupe des poules et des canards. On s’entend bien tous les trois. Elles m’ont donné quartier libre certains après-midi. J’en ai profité pour me rendre à Bégard à vélo pour chercher du travail, mais pour l’instant j’ai fait chou blanc. Je ne désespère pas, au contraire. J’ai très envie de montrer et prouver mes qualités à mon futur employeur. J’ai soif d’apprendre de nouvelles compétences et même plus tard d’en transmettre avec énormément de saveur et de passion. J’ai commencé la lecture du livre “Vingt mille lieues sous les mers” de Jules Verne que le lycée m’a offert. Je suis impressionné par l’imagination et les connaissances de cet auteur. Le dictionnaire, également un cadeau du lycée, m’est d’une aide précieuse. Il est dommage que je ne puisse lire plus souvent, mais oncle Paul ne supporte pas d’y voir quelqu’un “perdre son temps”, par conséquent je ne bouquine que le soir dans mon lit. Juliette me manque depuis une semaine qu’elle est partie en vacances avec sa famille au bord de la mer. Vivement son retour au mois d’août.


Cet après-midi, en revenant de la ville, le docteur Brunet discutait joyeusement avec maman et tata Marie dans la cuisine. Cette fois-ci, je ne me suis pas inquiété comme vendredi dernier en pensant que quelqu'un était malade. Non, je commence à connaître ses habitudes. Il passe souvent dire bonjour à ses patients même bien portants. En me voyant, il m'a salué chaleureusement avec un grand sourire : "Bonjour Robert, je suis passé aujourd'hui spécialement pour te parler". Les rires de maman et tata Marie se sont tus, surprises d'entendre cela. Moi-même, étonné, d’un air hébété, je lui ai répondu : "Bonjour docteur, je suis malade ?". Et spontanément, il a éclaté de rire entraînant dans son élan jovial maman, tata Marie et moi-même.


- Bien sûr que non, tu n'es pas malade. J'ai appris que tu recherches un emploi.

- Oui en effet. Vous avez entendu parler d'une place quelque part ?

- Si je suis passé te voir, c'est en effet pour te proposer un travail.


A cet instant, j'étais tout excité à l'idée que peut-être je pourrais exercer mes talents. J'ai vu maman et tata Marie perdre leur sourire et devenir extrêmement attentives à notre conversation.


- Pouvez-vous m'en dire plus, docteur ? Je suis curieux de savoir quel employeur serait prêt à me donner ma chance pour entrer dans le monde du travail.

- Je souhaiterais que tu travailles pour moi, si bien entendu tu l'acceptes.


Nous sommes restés tous les trois bouche bée devant l'inattendu et l'incompréhension. Après quelques secondes de silence, j'ai repris timidement la parole.


- Je suis confus, docteur, mais vous faites sûrement erreur. Je n'ai pas fait d'études de médecine. Je viens tout juste d'obtenir mon baccalauréat.

- Mais Robert, je connais très bien ton parcours scolaire. Ta maman et moi en avons souvent discuté. Je ne recherche pas un collaborateur qui pourrait me seconder dans mes tâches médicales, mais un secrétaire qui gérerait mes rendez-vous, classerait et compléterait mes dossiers, renseignerait et aiderait mes patients pour les tâches administratives. Jusque-là ma mère jouait ce rôle, mais depuis six mois l'âge n'aidant pas, la fatigue se fait sentir et elle ne peut plus m'aider. Il m'est très difficile pour moi de concilier les deux. Le salaire ne sera pas très généreux, mais tu seras nourri et logé. Qu'en dis-tu ?


Intérieurement, j’étais fou de joie, je n’en demandais pas tant. Enfin quelqu’un qui me donne la chance de prouver aux autres et à moi-même que je peux faire quelque chose de ma vie. Le travail de secrétaire me convient très bien : être entouré de dossiers, les classer, écrire, conseiller les patients du docteur. Je m’y vois déjà assis derrière un bureau. En prime, j’ai toujours apprécié le docteur Brunet.


- J’accepte volontiers votre proposition, docteur. Quand puis-je commencer ?

- Dès que tu seras disponible.

- Pourquoi pas demain ?

- Va pour demain, mais à une condition primordiale dont tu ne pourras déroger.


A ces mots, le silence a de nouveau repris le dessus. Evidemment, je me suis emballé un peu trop vite. Tout cela était trop beau. Que va-t-il me demander ? Face à l’incertitude, j’ai repris la parole.


- Oui, de quelle condition s’agit-il ?

- Si tu travailles pour moi, nous deviendrons collègues. Aussi, tu devras me tutoyer.


Soulagé de cette clause amusante, je lui ai répondu : “Si vous insistez, je le ferai”. Il m’a regardé soudain d’un drôle d’air comme si j’avais dit une bêtise, alors je me suis repris : “Si tu insistes, je le ferai”. Il s’est alors mis à rire de bon cœur avec toute l’assemblée. J’étais heureux de voir que mes espoirs se réalisaient. Maman, visiblement la gorge serrée, a ri de bon cœur tant elle a vu le bonheur s’afficher sur mon visage.


- Prépare tes valises, je t’attends. Quand nous arriverons, nous ferons le tour du propriétaire.


C’est ainsi que ce soir j’écris ces quelques lignes dans ma nouvelle chambre très confortable. J’ai un grand lit, une armoire, un bureau avec des tiroirs ; sur le palier, j’ai une salle de bain rien qu’à moi. Pour y accéder, j’utilise un couloir privé : en effet, le docteur a condamné plusieurs portes. Il m’a expliqué que de cette manière je peux inviter qui je veux sans lui demander l’autorisation. Il a vraiment pensé à tout. Je l’aime bien. Je me demande depuis combien de temps lui et maman discutent régulièrement ensemble pour qu’il en sache autant sur moi. J’ai hâte de revoir Juliette pour lui annoncer la nouvelle et l’inviter chez moi. Cela me fait tout drôle d’écrire “chez moi”. Oui, j’ai un vrai chez moi. Comme quoi, l’instruction que j’ai reçue me sert à gagner ma vie et me permet de faire un métier que j’aime (enfin je l’espère, on verra quand j’aurai réellement commencé).


Au moment de partir, j’ai remarqué que maman avait les larmes aux yeux. Non pas de tristes larmes désemparées, mais les plus rares, les plus nobles, les plus optimistes larmes qui soient, celles qui portent humblement et silencieusement la fierté d’une mère pour son fils, celles qui coulent lentement et inéluctablement sans nul obstacle infranchissable à l’image de la patience et la ténacité dont j’ai fait preuve durant toutes ces années d’études, celles plus subtiles légèrement scintillantes de malice faisant un pied de nez au destin pour l’avoir déjoué. Je pense qu’à travers moi, maman s'octroie une revanche sur la vie grâce à l’héritage que papa m’a légué, ce rêve qu'il n’a pu accomplir : la liberté de décider de sa condition.


Je regrette qu’oncle Paul n'ait pas été présent pour mon départ. Bien que je ne me fasse pas d’illusion, il se serait peut-être rendu compte que je peux tout de même me rendre utile ailleurs qu’à la ferme. Je ne me sens pas véritablement triste, mais je le suis pour lui en sachant qu’il reste enfermé dans sa bulle sans ouverture sur l’extérieur. Il ne m’a jamais considéré comme un homme étant donné ma santé fragile, mais j’estime qu’il n'y a rien de bon à rabaisser quiconque au rang de bon à rien. Toute personne possède ses qualités propres appréciables par d’autres et mérite d’être encouragée. Avec le temps, j’ose croire qu’il en prenne conscience.


Dans un mois, quand j’aurai mon premier salaire, je me rendrai à la librairie de la ville pour y acheter un livre (je ne sais pas encore lequel mais je vais y réfléchir) et l’offrir à maman. J’espère qu’elle y prendra autant de plaisir que moi. Puisse que la lecture lui ouvre les portes d’autres contrées et lui donne des ailes pour voyager simplement en fermant les yeux.