Les enquêtes de l'inspecteur Chovay

Un ami d'enfance

Chapitre 5



Afin de vérifier les dires de Sophie de Joncan, l’inspecteur Chovay décida de parcourir le couloir de droite : cela lui prit une minute pour arriver à la porte de la cuisine. Il y resta vingt secondes, le temps qu’il estima que la belle-fille avait passé avec Isabelle, puis il rebroussa chemin, arriva près du hall et regagna le couloir de gauche jusqu’au lieu du meurtre : deux minutes et quarante-cinq secondes. Cela confirmait la déclaration de Sophie.


Il fit le chemin à l’envers pour se rendre dans la cuisine afin d’interroger Isabelle. En entrant, elle était accompagnée de Clémence. Contrairement à cette dernière plutôt renfermée, elle souriait et son visage exprimait la joie de vivre.


_ Bonjour, mesdames. J’ai l’honneur de connaître Clémence, mais pas vous, madame.

_ Bonjour, je suis Isabelle, la cuisinière du château. Je suppose que vous êtes l’inspecteur Chovay qui mène l’enquête en rapport avec le drame d’hier soir.

_ Tout à fait. J’aimerais m’entretenir avec vous deux. Mais d’abord, je commencerais par vous, dit-il en regardant Isabelle. Si vous voulez bien nous laisser Clémence, j’irai vous rejoindre ensuite. Pouvez-vous m’indiquer où vous trouver ?

_ Je serai à l’étage, monsieur. J’y vais de ce pas faire le ménage dans les chambres.


Une fois Clémence partie, l’inspecteur sortit son carnet et son crayon de sa sacoche. Il s’assit à la table. La place étant un peu juste, il alla pour pousser les ustensiles de cuisine qui le gênaient quand Isabelle lui dit d’un ton ferme :


_ Je vous demanderais de ne pas déranger ma cuisine. Ici, c’est chez moi. Chaque chose est à sa place et n’y bougera pas. On ne peut bien cuisiner que si l’on est méthodique et dans la capacité de retrouver ses ingrédients et son matériel. Je tiens à ce que ma cuisine reste propre et bien rangée.

_ Je vous prie de bien vouloir m’excuser, madame. Il est vrai que vous possédez une cuisine bien ordonnée.


Isabelle, sentant qu’elle avait été un peu trop rude, retrouva le sourire et débarrassa la table. L’inspecteur put alors commencer à la questionner.


_ Que faisiez-vous au moment où l’on a retrouvé le docteur ?

_ Je préparais le dessert : des délicieux fondants au chocolat que voici puisque personne ne les a finalement dégustés.

_ Avez-vous vu arriver quelqu’un dans la cuisine peu avant ?

_ Oui, madame Sophie qui cherchait le docteur, mais comme il n’était pas là, elle est repartie aussi vite qu’elle était rentrée. C’est à ce moment que j’ai pensé qu’il se passait quelque chose.

_ Vous travaillez ici depuis longtemps ?

_ Oh oui, cela fait maintenant plus de trente ans que j’exerce au château, alors vous pensez. J’ai mes habitudes. Je peux même devenir un peu susceptible quand on touche à ma cuisine, dit-elle en éclatant de rire.

_ Vous connaissez donc fort bien les lieux.

_ Et les gens qui y habitent, ajouta-t-elle. Je revois encore Serge lorsqu’il était enfant et venait voler des friandises dans mes bocaux. Ah, que le temps passe vite.

_ Quel genre d’enfant était-il ?

_ C’était et c’est toujours quelqu’un de très gentil. Il vient souvent discuter avec moi lorsque je prépare à manger.

_ De quoi parlez-vous ?

_ De tout et de rien. Quelques fois, il me raconte ses journées.

_ Vous fait-il également part de ses soucis ?

_ De temps à autre.

_ Pouvez-vous m’expliquer pourquoi il ne semblait pas apprécier le docteur ?

_ Eh bien, je … j’ai l’habitude de garder pour moi ce que j’entends. Cela m’évite des ennuis.

_ Je comprends, mais comme vous le constatez, un meurtre a été commis et j’ai bien l’intention de trouver le coupable.

_ Oui, mais Serge ne peut en être l’auteur. Vous ne le connaissez pas, mais moi parfaitement. Il est incapable de faire cela.

_ Je vous crois, mais la meilleure chose que vous puissiez faire pour l’aider, c’est de me dire ce que vous savez.

_ Serge s'est confié à moi il y a environ six mois de cela. Il se plaignait que son père ne voulait pas augmenter sa rente mensuelle. Vous savez, Serge travaille, mais son activité ne lui rapporte pas suffisamment. Il passe beaucoup de temps à se cultiver, à s’instruire. Il écrit, publie et donne quelques conférences. Monsieur le comte gagne très bien sa vie et subvient aux besoins de son fils et de sa belle-fille.

_ Je vois, mais quel lien y a-t-il avec le docteur ?

_ En fait, le docteur Henry a toujours été le conseiller financier de monsieur le comte, et d’après ce que Serge m’a raconté, c’est lui qui a influé sur la décision de son père de ne pas hausser sa rente. Mais je connais très bien Serge, je sais parfaitement qu’il n’a pas besoin d’argent supplémentaire et qu’il n’avait aucune inimitié envers le docteur.

_ Comment ça ? Hier soir, durant le dîner, tout le monde s’est bien rendu compte des tensions qu’il y avait entre eux. Qu’est-ce qui vous fait penser le contraire ?

_ En effet, à première vue, on pourrait le croire, mais en réalité, ce n’est pas lui qui …, s’interrompit Isabelle hésitante à poursuivre.

_ Continuez madame. Je suis là pour l’aider si réellement il est innocent.

_ En fait, c’est sa femme qui l’a poussé à demander cela à son père. Madame Sophie est une femme très exigente non seulement en amour, mais également quand il s’agit d’argent. Elle aime beaucoup les sorties, les bijoux, les vêtements mondains, les belles voitures. Vous voyez ?

_ Je vois, mais comment savez-vous que c’est elle qui est derrière cela ? Serge vous l’a raconté ?

_ Oh non, il est trop pudique pour exprimer ce genre de choses. Un jour que je me rendais à la buanderie, j’ai entendu une dispute entre Serge et Sophie qui le menaçait de le quitter s’il n’obtenait pas de son père plus d’argent. Vu le ton qu’elle employait à propos du docteur, je peux vous certifier que si quelqu’un détestait le docteur, c’est bien elle. Serge essayait de lui expliquer le rôle de conseiller qu’il jouait auprès de son père. Mais elle ne voulait rien entendre.

_ D’après ce que vous me dites, au fond Serge ne détestait pas le docteur, mais faisait mine de lui en vouloir devant sa femme qui le haïssait.

_ Oui, c’est exactement cela.

_ Pensez-vous qu’elle aurait pu l’assassiner ?

_ Oh, non, je ne la vois pas aller jusque là. Elle aurait plutôt quitté son mari. A son âge, elle a toujours de bons atouts pour dénicher un gentleman fortuné.

_ Je vous remercie pour ces précieux renseignements. Je vous demanderais de bien vouloir rester à ma disposition au château. A bientôt madame.

_ Au revoir, monsieur l’inspecteur.


L’inspecteur se dirigea vers la porte de la cuisine, quand soudain il se ravisa et demanda à Isabelle :


_ Puis-je me permettre de vous demander un service, madame ?

_ Si cela est dans mes cordes.

_ Pourriez-vous me préparer un casse-croûte pour le déjeuner, s’il vous plaît ?

_ Certainement, cela me fera plaisir.

_ Je vous en remercie d’avance. Je passerai le prendre vers midi. A tout à l’heure.


* * *


L’inspecteur quitta la cuisine, rejoignit le hall d’entrée et monta les escaliers à la recherche de Clémence. Arrivé sur le seuil, il arpenta un premier couloir, mais il ne la trouva pas, puis emprunta un second couloir. Il vit de loin une porte ouverte vers laquelle il se dirigea. Il trouva effectivement Clémence qui sortait des draps usagés d’un chariot sur roulettes et les enfournait dans un petit placard encastré dans le mur. Elle appuya ensuite sur un bouton caché dans l’angle du mur, ce qui activa un mécanisme pour faire descendre automatiquement les draps.


_ Quelle superbe idée ce petit ascenseur caché dans ce placard ! lança l’inspecteur à Clémence qui, ne l’ayant pas entendu, sursauta. Oh, je vous prie de m’excuser, je vous ai effrayée.

_ Oui, c’est vraiment pratique ce monte-linge. Il me sert à descendre les draps d’ici jusqu’à la buanderie et une fois les draps propres de les remonter dans le sens inverse. Cette pièce est réservée au rangement du linge des chambres.

_ C’est une belle organisation. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes ?

_ Oui évidemment. Vous pouvez me poser vos questions.

_ Depuis combien de temps travaillez-vous au château ? commença l’inspecteur tout en sortant son carnet et son crayon de sa sacoche.

_ Je suis nouvelle. J’y suis depuis trois mois. Je m’y plais bien. Mes collègues m’ont bien accueillie. Le comte et la comtesse sont sympathiques.

_ Comment êtes-vous arrivée ici ?

_ J’ai lu une petite annonce dans le journal local “Le Penthièvre” dans laquelle on recherchait une servante au château.

_ La concurrence devait être rude. Savez-vous pourquoi les propriétaires du château vous ont choisie ?

_ Je suppose que mes références les ont convaincus. Auparavant, je travaillais dans un hôtel de luxe, le Majestica à Rennes. De plus, mon cousin Emilien m’a recommandée auprès de la comtesse.

_ Connaissiez-vous le docteur ?

_ Non, je ne l’ai vu que quelques fois quand il rendait visite au comte. Les employés n'ont pas l'habitude de discuter avec les invités.

_ Que faisiez-vous lorsqu’il a commencé à s'étouffer ?

_ Je servais le plat principal.

_ Ah oui, effectivement, je m’en souviens. Vous étiez en train de me servir. Et ensuite ?

_ Vous vous êtes levé pour le secourir. Moi, je me suis mise en retrait derrière monsieur Serge. Puis madame la comtesse m’a demandé d’aller chercher une carafe d’eau. Je suis sortie pour me rendre en cuisine, j’ai rempli la carafe et je suis revenue, mais le docteur n’était plus là.

_ Avez-vous entendu ou croisé quelqu’un dans le couloir en revenant de la cuisine ?

_ Non, personne.

_ Bon, je n’ai plus de questions. Je vous souhaite une bonne journée.

_ Au revoir inspecteur.

_ Une dernière chose : je vous demande de rester à ma disposition le temps de l’enquête.

_ Bien sûr.


A l’issue de l’interrogatoire de Clémence, la fringale guettant, l’inspecteur se précipita dans la cuisine pour récupérer le sandwich qu’Isabelle lui avait préparé. Il la remercia très chaleureusement.