Youny
Chilwith
Partie 1 - Chapitre 1
Chilwith, petite ville tranquille du Texas située aux abords du lac Halokoon. Les habitants s’y sentent bien. C’est une cité où il fait bon vivre comme ils disent par ici. L’hiver n’est pas très rigoureux et actuellement l’été est chaud comme il faut, sans atteindre des températures caniculaires. Les jeux d’eau y sont rois sur le lac : canoës, bateaux à voile, pédalos, plongée, planches à voile, kitesurfs. Les enfants, les adultes en profitent pleinement.
En ville, c’est l’effervescence. Les habitants préparent la célèbre fête du Far West qu’organise chaque année la municipalité depuis plus d’une cinquantaine d’années. Les agents municipaux installent des décorations typiques de cet évènement, les commerçants décorent leur vitrine à la mode western, les citoyens arborent sur les murs extérieurs de leur maison des chapeaux de cowboys et dans les jardins trônent des chevaux de bois très réalistes parfois à taille réelle, les enfants courent dans les rues déguisés en cowboys ou indiens.
Ximena tient l'épicerie. Elle est très fière de sa boutique qu’elle arrange avec minutie et beaucoup de conscience professionnelle. Pour honorer la fête, elle a installé dans la vitrine un village miniature du Far West. Elle a passé plus de quatre mois à reconstituer cette bourgade du passé composée d’un saloon, de petits bâtiments représentant des commerces, une grange pour accueillir les chevaux, une église, une école. Pour la rendre vivante, elle l’a parsemée de figurines colorées représentant des personnages d’époque et des animaux. Les passants sont attirés par sa devanture attrayante. Les enfants s’y arrêtent de longues minutes en commentant les décors, en imaginant la vie de ces statuettes presque vivantes : « Regarde le shériff qui s'apprête à rentrer dans le saloon pour arrêter Billy le Kid ! », « Mais non, je te dis que c’est Jesse James qui est au bar avec son verre de whisky ! », lui rétorque son ami.
- Bonjour Ximena, lui lance une cliente passant la porte de la boutique.
- Bonjour Madame Johns. Vous arrivez bien tôt ce matin.
- En effet, je dois me rendre dès demain à Austin pour une affaire importante. Aussi, j’aurais besoin de deux ou trois petites choses avant de partir.
- Je vous écoute. Que vous faudrait-il exactement ?
Alors que Ximena s’occupe de sa cliente, la porte s’ouvre doucement avec difficulté. Puis un léger bruit de moteur se fait entendre. C’est Youny. Ximena aime beaucoup Youny. Elle a modifié l’emplacement de certains meubles de sa boutique afin que son fauteuil roulant puisse passer sans encombre. « Bonjour Youny, comment vas-tu aujourd’hui ? », demande-t-elle avec un grand sourire. Mais Youny ne lui rend pas la pareille, il ne répond pas. Son visage reste figé sans exprimer la moindre émotion. Et pour cause, Youny est dans l’incapacité de bouger quoi que ce soit. Sauf, son index droit qui lui permet de commander le déplacement de son fauteuil. Chaque matin, il se rend à la boutique pour y acheter les commissions que sa maman lui a inscrites sur un carnet rangé dans une des poches située à l’arrière de son fauteuil. « Patiente un peu, Youny, je termine avec Madame Johns et ensuite je suis à toi. » Alors Youny dirige doucement son fauteuil dans les rayons de la boutique, ses yeux figés droit devant. Arrivé devant le grand tube transparent contenant des bonbons de toutes les couleurs, il s’arrête quelques secondes, puis entame un virage à quatre-vingt-dix degrés et poursuit sa lente progression dans l’allée. « Voilà Youny, que puis-je pour toi ? demande Ximena en le contournant pour prendre le carnet de courses. Ta maman a donc besoin des pâtes, de la farine, du sucre en poudre, des céréales et du pain, qu’elle prend au fur et à mesure dans l’ordre de la liste. Je te mets les commissions dans ton sac, qu’elle glisse dans le rangement situé à l’arrière de son fauteuil. Je te donne le journal pour monsieur Miller, qu’elle introduit dans l’étui cylindrique prévu à cet effet fixé à son fauteuil. J’ajoute tout cela sur la note de ta maman. Je te souhaite de passer une bonne journée, Youny. » Mais Youny reste là sans bouger, les yeux fixant Ximena. Soudain, Ximena sourit, puis rit de bon cœur : « Je suis sotte ! J’allais oublier de nous prendre en selfie. » Elle prend alors l’appareil photo de Youny, se met près de lui, et clic-clac. Puis, Youny fait demi-tour et sort de la boutique après que Ximena lui a ouvert la porte.
Sur le trottoir, il longe de façon hésitante et pas très rectiligne les autres boutiques lentement en prenant soin de ne pas glisser une de ses roues dans un nid de poule sous peine de rester bloqué. Il tourne doucement, traverse la rue sur les clous, poursuit son chemin et arrive devant l’entrée de sa résidence “Les Papillons”. La double porte vitrée s’ouvre. Il avance dans le hall jusqu’à l’ascenseur. Il attend. Quelle chance, aujourd’hui, seulement trois minutes lui ont suffi pour que les portes s’ouvrent. C’est monsieur Williams, le voisin du deuxième. Il sort sans faire attention à Youny qui entre juste après. Il tourne en positionnant sa roue gauche en face des boutons, puis il avance lentement, ce qui lui permet de guider la tige en plastique située au-dessus de sa main gauche et d’appuyer sur le bouton numéro six. Les portes se ferment et quelques secondes plus tard, il se retrouve devant son palier. Il tourne d’un quart de tour sur la droite. Il dirige son index difficilement sur la gauche et après quelques efforts appuie sur le bouton situé dessous. Soudain, le journal est éjecté du tube dans lequel il se trouve et heurte une dizaine de mètres plus loin la porte de son voisin monsieur Miller pour finir sa course sur le paillasson. Quelques secondes plus tard, ce dernier ouvre et sans surprise découvre au sol son journal. « Merci Youny. On se revoit demain. Bonne journée. » Il ramasse son journal et rentre chez lui.
Youny tourne son fauteuil, puis avance et recule afin de cogner à plusieurs reprises la porte de l’appartement. « J’arrive Youny. » Sa mère lui ouvre, il rentre et elle prend les commissions derrière son dossier. « Ta promenade s’est bien passée, mon chéri ? Qui as-tu rencontré aujourd’hui ? » Mais Youny ne répond pas. Sa mère le sait très bien, depuis sa naissance elle lui fait quand même la conversation. Elle prend son appareil photo, puis tous deux se dirigent vers la porte-fenêtre près de laquelle se trouve le bureau de Youny. Elle y branche son appareil photo à l’aide d’un câble connecté à un écran. Elle glisse sous son index un petit accessoire servant de télécommande. Les dernières photos prises apparaissent alors sur l’écran. « Ximena semble bien joyeuse aujourd’hui. C’est sûrement dû à la fête qui se prépare. Sa vitrine est si jolie. As-tu discuté avec monsieur Miller ? Il est si gentil. »
Youny visionne ses photos : celles avec les personnes qu’il connaît et les autres avec des inconnus croisés dans la rue. Sur son fauteuil, un petit panneau sur lequel est inscrit “Cela me ferait plaisir que nous nous prenions en selfie” lui permet de rencontrer des gens qui parfois se prêtent au jeu, mais ne restent pas bien longtemps avec lui. Youny passe beaucoup de temps à regarder ses photos, parfois durant plusieurs heures. De son bureau, il peut également voir et entendre ce qu’il se passe dans la rue : les gens marchant sur le trottoir, les cyclistes, les voitures et leur klaxon, l’épicerie de Ximena et les clients qui y entrent et sortent.