Chapitre 2


Le lopin de terre d'Efflam


En ce dimanche, le matin se lève et Efflam prépare ses récoltes de la semaine pour les vendre au marché. Il les range très minutieusement dans sa petite charrette qu'il tire lui-même. Cela ne prend pas bien longtemps tant sa récolte est maigre. Le chemin pour s'y rendre n'est pas facile car la montée est très rude. Souvent, en passant devant la chapelle du port, il fait le vœu de pouvoir vendre pour un bon prix ses légumes et gagner ainsi un peu plus d'argent qu'à l'habitude, dans le but de s'acheter un âne qui l'aiderait dans sa tâche.

Ce matin, c'est la foule au marché. Le pêcheur vend ses poissons frais, le cordonnier expose des souliers tout neufs en cuir, le boulanger qui a ouvert en grand sa boutique propose de bons gros pains encore tout chauds, d'appétissants croissants dont la croûte dorée reflète les rayons du soleil. Juste face à Efflam, un épicier crie aux passants : "Venez voir mes salades vertes, mes pommes de terre de la taille d'un melon, mes carottes aussi longues qu'un bon bâton de chêne".

Efflam ne peut pas en faire autant pour ses salades dont la couleur est plus proche du jaune que du vert, ses pommes de terre ressemblant à des noix et ses carottes pas plus longues que son index. Il regarde les villageois passer devant lui, mais eux ne donnent pas l'impression de le voir.


Soudain, il remarque à sa droite un saltimbanque bizarrement habillé. Ses vêtements sont de toutes les couleurs : du rouge sur son chapeau, du vert et du bleu sur sa blouse, du violet et du blanc sur son pantalon et des souliers entièrement jaunes. Dans sa poche, est blotti un petit écureuil marron clair. Il appelle la foule de sa voix forte : "Venez voir mes animaux savants. Moi, le saltimbanque Kérilly, je leur parle et ils comprennent". Les passants s'arrêtent et commencent à l'entourer tant le spectacle qu'il propose semble extraordinaire. Kérilly demande à ses deux chiens de s'asseoir et ils obéissent, puis de se rouler sur le sol et ils s'exécutent. Ensuite, c'est au tour de son chat qui saute de têtes en têtes sur tous les passants, le mille-pattes faisant des claquettes et enfin le corbeau qui après s'être envolé, tourne dix fois autour du clocher puis revient se poser sur le chapeau de son maître, tout déchiré par ses griffes.



Les spectateurs sont ravis et tous applaudissent Kérilly et ses animaux savants. Tous ? Non, pas tous. Kérilly remarque qu'Efflam semble triste, seul dans son coin et n'a pas vraiment pris part au spectacle.


- "Alors, mon jeune ami, vous n'aimez pas mon spectacle ?"

- "Oh si, mais je n'ai pas l'humeur joyeuse aujourd'hui", répond Efflam.

- "Et pourquoi donc ? Mes amis les bêtes ne t'impressionnent pas ?"

- "Bien au contraire. Mais comparez mes légumes à ceux d'en face. Je compte les miens sur les doigts de la main et ils sont si petits. Qui voudrait acheter les produits d'Efflam ?"

- "Vous avez raison, ils ont l'air bien maigres. Mais ne vous en faites pas, vu leur état, cela ne peut que s'améliorer. Croyez-moi, l'avenir sera meilleur".

- "J'aimerais que vous disiez vrai. Merci pour votre réconfort. Tenez, je vous offre une salade, une pomme de terre et une carotte".

- "Merci beaucoup, mon jeune ami. Kenavo".


Kérilly est très touché par ce geste. Il décide alors de lui venir en aide car contrairement aux apparences, il n'est pas qu'un simple saltimbanque. Kérilly qui semble avoir bien dressé ses animaux ne les a en réalité jamais dressés ... car Kérilly parle vraiment aux animaux. Il s'adresse à l'écureuil glissé dans sa poche : "Mon petit Penker, je voudrais que tu suives notre ami Efflam jusque chez lui, puis que tu reviennes me chercher". Penker s'exécute et une fois qu'Efflam est bien rentré chez lui, revient vers son maître. Le soir venu, avec l'aide de Penker, Kérilly se rend près de la maison d'Efflam et commence à appeler d'une voix atténuée :


"Madame La Taupe, Madame La Taupe, où vous cachez-vous ? Je voudrais vous parler. Madame La Taupe, répondez".


Quelques secondes de silence, puis un léger frémissement se fait entendre dans l'herbe.

- "C'est vous qui m'avez appelée ?", demande Madame La Taupe.

- "Oui, je m'appelle Kérilly et j'aimerais que vous me rendiez un petit service".


Comme tout le monde le sait, les taupes sont des animaux très câlins et toujours prêtes à aider.


- "J'accepte. Que puis-je pour vous être agréable?"

- "J'aimerais que ce lopin de terre devienne aussi grand que la place du marché".

- "Je m'en occupe".


Aussitôt, Madame La Taupe pousse de toutes ses forces des petits cris dans la nuit : "Venez à moi, mes sœurs ! Venez à moi, mes sœurs !". Comme par magie, une multitude de petites taupes apparaît et entoure Madame La Taupe qui leur tient ce langage : "Mes chères soeurs taupes, creusons". Immédiatement, les minuscules taupes se mettent au travail. Elles commencent par creuser sous le talus qui entoure le lopin de terre d'Efflam. C'est ainsi qu'il s'écroule pour disparaître dans le sol. Puis, Madame La Taupe dit : "Mes chères soeurs taupes, bâtissons". Plus loin, elles remuent la terre encore et encore, de plus en plus vite à tel point que la terre durcit et se transforme en un nouveau talus plus grand et plus solide. Enfin, Madame La Taupe dit : "Mes chères soeurs taupes, labourons". Elles commencent à sillonner le champ comme si elles nageaient dans la terre en faisant des va-et-viens de bas en haut, de haut en bas, de gauche à droite, de droite à gauche jusqu'au petit matin. Puis elles disparaissent dans le sol.


Efflam, réveillé par le chant du coq, ouvre la fenêtre de sa chambre. Il est stupéfait et en admiration devant son lopin de terre qui ne semble plus petit. Il sort et court sur cette terre si meuble et prête pour y recevoir toutes sortes de graines.


Durant toute la journée, il y sème des graines de salades, de carottes, y plante des pommes de terre. Comme il lui reste encore un peu de place, il y sème des graines de rosiers.


Le soir venu, il est très fatigué et se couche très tôt. Le lendemain, ses légumes ont déjà commencé à pousser. Les feuilles dépassent d'un doigt. Le surlendemain, leur taille a doublé. Le troisième jour, alors que les légumes sont sortis de terre, les roses sont à peine visibles. Efflam est très content, il va pouvoir les vendre à un bon prix dimanche prochain. Mais cela fait maintenant une semaine qu'il n'a pas plu. C'est ainsi que les jours suivants, les légumes ont arrêté leur croissance et les roses n'ont jamais poussé. La terre est trop sèche.

Dimanche arrive et Efflam se rend au marché avec sa charrette qu'il a maintenant plus de mal à tirer car elle est plus lourde. Il peine à monter le chemin qui mène au village. Comme à son habitude, il fait une pause devant la chapelle. Arrivé sur le marché, il commence à exposer fièrement ses produits à la vue des clients. Mais personne n'achète. Tout le monde préfère acquérir les salades vertes, les énormes pommes de terre et les longues carottes de l'épicier d'en face.


Le saltimbanque Kérilly qui fait son spectacle comme tous les dimanches vient rendre visite à son ami.


- "Bonjour, Efflam. Alors, la récolte semble meilleure cette semaine. Je te l'avais dit".

- "Effectivement, la quantité est là, mais pas la qualité. La pluie est si rare ces jours-ci qu'ils ont du mal à pousser. Regardez les légumes de l'épicier d'en face et ceux que je vends".

- "C'est vrai que leur taille et leur couleur ne donnent pas envie de les manger".

- "Ne t'en fais pas, ils sont si petits qu'ils ne peuvent que grandir. Ce sera mieux la semaine prochaine".

- "Merci, mon vieil ami. Je t'offre deux salades, deux pommes de terre et deux carottes".


Le soir venu, Kérilly, accompagné de son ami Penker, se rend dans le champ d'Efflam et appelle tout doucement pour ne pas le réveiller :


"Madame La Mouette, Madame La Mouette, où vous cachez-vous ? Je voudrais vous parler. Madame La Mouette, répondez".


Quelques secondes de silence, puis un léger sifflement se fait entendre dans les airs.

- "C'est vous qui m'avez appelée ?", demande Madame La Mouette.

- "Oui, je m'appelle Kérilly et j'aimerais que vous me rendiez un petit service".


Comme tout le monde le sait, les mouettes avec leur long bec sont des oiseaux peu aimables, mais toujours prêtes à aider leur prochain.


- "J'accepte. Que puis-je pour vous être agréable?"

- "J'aimerais que ce champ devienne si fertile qu'il se remplirait de blé avec un seul grain semé".

- "Je m'en occupe".

Aussitôt, Madame La Mouette prend son envol en poussant des cris dans la nuit : "Venez à moi, mes sœurs ! Venez à moi, mes sœurs !". Alors, apparaît une nuée de mouettes dans le ciel étoilé.


Elles se posent dans le champ d'Efflam tout autour de Madame La Mouette qui leur tient ce langage : "Mes chères soeurs mouettes, volons". Rapidement, les mouettes s'envolent vers la haute mer durant une heure jusqu'à trouver un gros nuage gris. Madame La Mouette dit : "Mes chères soeurs mouettes, soufflons". Alors, elles battent leurs ailes de façon inhabituelle d'arrière en avant rapidement, puis de plus de plus en vite de sorte que se crée un vent très fort qui pousse le nuage jusqu'à la côte. Arrivées au-dessus de la maison d'Efflam, les mouettes cessent : le vent s'arrête et le nuage reste immobile au-dessus du champ d'Efflam. Enfin, Madame La Mouette dit : "Mes chères soeurs mouettes, voltigeons". Les mouettes commencent à traverser le nuage de toutes parts, de bas en haut, de haut en bas, de gauche à droite, de droite à gauche à une vitesse si phénoménale que le nuage se met à pleurer. Le champ est alors inondé, juste ce qu'il faut pour obtenir une bonne récolte.

Au petit matin, les mouettes ont disparu et en sortant Efflam est surpris de voir ses cultures si arrosées, bien humides jusqu'aux racines. Durant toute la semaine, les légumes ont gonflé, pris du poids, des couleurs et sont devenus aussi grands, voire plus grands que ceux de l'épicier qui siège tous les dimanches en face d'Efflam. Les roses ont même poussé et possèdent de belles pétales brillantes roses et rouges.