Les enquêtes de l'inspecteur Chovay

Un ami d'enfance

Chapitre 8



Lundi 2 juillet. Au petit jour, l’inspecteur Chovay fut réveillé par le gazouillement des oiseaux. Lui qui habitait depuis si longtemps au centre-ville de Saint-Brieuc, il avait effacé de sa mémoire tous ces chants magnifiques et subitement des souvenirs lui revinrent de son enfance passée en campagne. Après ce bref moment de nostalgie, la réalité reprit le dessus : il devait débusquer le coupable aujourd’hui. Mais, que cela déplaise à sa hiérarchie, il prendrait plus d’une journée s’il le fallait ! Après une rapide toilette, il descendit prendre son petit déjeuner directement dans la cuisine avec la joyeuse Isabelle. Mais en arrivant, la pièce était vide. Pas un bruit, rien n’avait bougé depuis hier soir. “Pas étonnant, pensa-t-il, il n’est que 6h20”. Il se prépara un copieux petit déjeuner car la journée allait assurément être fort longue, puis remit tout en ordre comme s’il n’était jamais venu. Mais quelle ne fut pas la découverte stupéfiante qu’il fit dans l’évier : un plat avec de la sauce collée et séchée. L’inspecteur, n’étant pas un grand cuisinier, en conclut tout de même que ce plat avait dû servir il y a plus de 24 h. Avait-il été utilisé lors du repas de samedi soir ? Quel mets contenait-il ? Isabelle avait sans doute la réponse à ces questions. Mais ce qui le chagrinait encore plus fut l’apparition soudaine de ce plat : comment était-il arrivé ici alors que la veille au soir, alors même qu’Isabelle avait fini son service, il n’était pas dans l’évier. L’inspecteur en fut absolument certain car il lava ses couverts la veille au soir dans cet évier. La question fut plutôt de savoir qui l’avait déposé et quand ? Quand ? L’inspecteur eut à n’en point douter la réponse : la nuit dernière pendant que tout le monde dormait. Personne ne se déplacerait en pleine nuit pour déposer un plat dans une cuisine, sauf quelqu’un qui aurait quelque chose à cacher ou à se reprocher. Il ne peut donc s’agir que du meurtrier recherché. Les doutes survenus la veille au soir s’évanouirent petit à petit, ce qui le rassura sur ses dernières conclusions, à savoir que l’assassin fut encore présent en ces lieux. Il mit des gants, sortit un sac de sa poche et y glissa le plat qu’il rapporta dans sa chambre.


Vers neuf heures, il chercha la comtesse qu’il trouva rapidement dans le petit salon. Elle lisait le journal.


_ Bonjour Jeanne. Quelles sont les nouvelles ?

_ Bonjour Marcel. Rien de bien gai, à part la rénovation de la gare de Saint Brieuc qui débutera bientôt. Hervé est à l’origine de ce projet. Et toi, as-tu passé une bonne nuit ?

_ Oui, fort bien. Puis-je me permettre de te poser quelques questions en rapport avec notre sinistre affaire ?

_ Oui, bien sûr, je t’en prie.

_ Qui au château décide des menus en général ?

_ Moi, pourquoi ? Le repas ne t’a pas plu ?

_ Si, bien au contraire.

_ Alors pourquoi me le demandes-tu ?


Avec un léger sourire et une voix douce pour ne pas froisser la comtesse, l’inspecteur lui glissa :


_ Très chère amie, je te rappelle que je mène une enquête. Par conséquent, je pose les questions auxquelles tu réponds.

_ Je te prie de m’excuser, lâcha-t-elle confusément.

_ Ce n’est rien. Est-ce toujours toi qui concoctes les menus ?

_ Oui, toujours.

_ Et le délicieux déjeuner de samedi également ?

_ Tout à fait.

_ Hervé t’aide-t-il à le préparer ou bien à faire la table ou les courses ?

_ Laisse-moi rire ! A part se mettre à table, il en est incapable.


Tout en consultant ses notes dans son carnet, il continua :


_ Depuis combien de temps Emilien est-il à votre service ?

_ Cela fait un bon bout de temps. Je dirais une quinzaine d'années.

_ Vous donne-t-il satisfaction ?

_ Absolument. Il connaît parfaitement son métier. Il est ponctuel, très serviable et possède une aptitude à anticiper le travail à faire.

_ A-t-il déjà été désagréable, voire insolent ?

_ C’est impensable. Sa bonne humeur légendaire lui a valu au château le surnom d’ “Emilien l’adorable”.

_ Sais-tu ce qui aurait pu le rendre irritable hier ?

_ Non, il ne s’est rien passé à son encontre que je sache.

_ Le soir du drame, quand on a tous quitté la pièce, où es-tu allée ?

_ Je suis montée à l’étage avec Hervé et Clémence parcourir les couloirs à la recherche de Pierre.

_ Avez-vous croisé quelqu’un ?

_ Non, personne. Puis deux ou trois minutes après, on a entendu crier. Alors nous sommes descendus le plus vite possible.

_ Un cri d'homme ou de femme ?

_ Celui de Sophie, ma belle-fille.

_ Quelle relation avais-tu avec le docteur ?

_ Je le connais depuis longtemps. C’est un vieil ami d’Hervé. Ils se sont rencontrés en faculté.

_ Je ne l’ai vu qu’une petite heure. Il m’a paru être une personne très sociable et avec un tempérament blagueur.

_ Ça, tu peux le dire. Dès qu’il était parmi nous, les rires fusaient. Il avait la parole facile. Toutes ses anecdotes qu’il nous livrait étaient toujours un grand bonheur.

_ Lui connais-tu des personnes qui pourraient lui vouloir du mal ?

_ Non, pas du tout. Je l’ai toujours perçu comme une personne charmante avec tout le monde. Je ne comprends pas qui pouvait lui souhaiter autant de mal jusqu’à le tuer.

_ Sais-tu s’il avait quelqu’un dans sa vie sentimentale ?


Après un semblant de silence, Jeanne hésita d’une voix discrète.


_ Je ne sais pas.

_ C’est surprenant. Le peu que je l’ai vu, il m’a semblé être un séducteur. De plus, Serge a relaté une relation qu’il aurait eue avec une rennaise l’année passée. Tu n’es pas au courant ?

_ Oui, j’ai bien entendu parlé de cette fille, mais je ne l’ai jamais vue.

_ Donc tu ne sais pas s’il entrenait une relation avec une femme ces derniers temps.

_ Non.


Un silence pesant s'installa. L'inspecteur Chovay regarda Jeanne dans les yeux.


_ Je te rappelle, Jeanne, que je suis ton ami, mais également un représentant de la loi. J’enquête sur une affaire criminelle. Mon sixième sens me fait penser que le meurtrier est parmi nous. Qui sait s’il tuera encore ? Qui sera le prochain ? Alors je t’en conjure, dis moi ce que tu sais.


La comtesse resta sans bouger durant quelques secondes, puis se laissa tomber sur sa chaise en pleurant.


_ Tu as raison. Il avait quelqu’un dans sa vie ... Je suis cette personne qu’il aimait. Il était si gentil avec moi. Mais pourquoi a-t-on voulu sa mort ? C’est incompréhensible.

_ L’aimais-tu ?

_ Oui, je l’aimais. Je me sentais bien à ses côtés. Il était si doux, toujours à mon écoute. Il me comprenait. Nous étions si bien ensemble.

_ Hervé était-il au courant ?

_ Oh non ! J’espère bien que non. Nous avons toujours été très discrets. On ne se voyait qu’en dehors de cette demeure et toujours lorsque mon mari était absent pour ses voyages d’affaires.

_ As-tu envisagé de quitter Hervé ?

_ Bien sûr que non. Il est hors de question que je brise mon couple. J’aime énormément mon mari. Je sais bien que cela parait très étrange. Mais je les aimais tous les deux. Personne ne peut comprendre.

_ Et Pierre acceptait cette situation ?

_ Pierre m’a supplié plusieurs fois que j’aille vivre avec lui. Mais je ne le voulais pas. J’aime et j’aimerai toujours mon mari. Quand il me parlait de cela, je n’arrivais pas à lui dire non. Alors je le faisais patienter en lui disant qu’il fallait attendre le bon moment. Cela l’exaspérait à chaque fois. Mais par la suite, il revenait et faisait mine d’avoir oublié notre dispute.

_ Je te remercie Jeanne. Je vais te laisser maintenant.

_ Marcel, ne me juge pas mal. Je sais que c’est difficile de comprendre que l’on puisse aimer deux hommes à la fois. Mais pourrais-tu me promettre de ne rien dire à Hervé ?

_ Je ne suis pas là pour décider de ce qui est bien ou mal Jeanne. En tant qu’ami, je te dirai qu’éprouver des sentiments pour deux personnes à la fois peut probablement se produire. J’en informerai Hervé seulement si j’estime que cela pourrait dénouer la situation afin de démasquer ou prouver la culpabilité du meurtrier.

_ Merci Marcel.

_ Une dernière chose. As-tu fini la lecture de ton journal ?

_ Oui, le reste ne m’intéresse pas.

_ Dans ce cas, puis-je te l’emprunter s’il te plaît.

_ Avec grand plaisir.

_ Merci. A bientôt Jeanne.


A peine avait-il fait quelques pas qu’il se retourna et demanda à Jeanne :


_ Au fait, saurais-tu où je pourrais trouver Serge ?

_ A cette heure-ci, il est probablement dans la petite bibliothèque située au premier.

_ Je m’en vais de ce pas le rejoindre.


Au regard de ses réponses, l’inspecteur Chovay ne douta pas de la sincérité de son amour pour le docteur. Les sentiments qu’elle ressentait à la fois pour son mari et la victime étaient un trésor extrêmement précieux et l’amour que chacun lui donnait ne pouvait que la combler. Jeanne n’était en aucun cas coupable car elle se trouvait à l’étage. Mais soudain l’inspecteur se demanda quelle aurait été sa réaction si le docteur s'était montré un peu trop insistant auprès de Jeanne au point de la menacer de tout dévoiler à Hervé ?