Extraits du journal de Robert Dubois

18 août 1921

J’ai treize ans





Mon cher journal,


Aujourd’hui n’a pas été une belle journée. Je suis à nouveau tombé malade pendant que je travaillais dans le champ avec oncle Paul, Pierre et Henri. Je n’arrivais plus à respirer. Je me suis écroulé sur le dos. Tout s’est brouillé dans mes yeux. J’ai entendu oncle Paul hurler : “Qu’est-ce qu’il a encore celui-là ?! Il veut encore nous faire perdre notre temps et ne pas travailler ! Quel fainéant !”. Pierre a accouru aussitôt et a touché mon front. Il a constaté que j’étais brûlant et que ma respiration sifflait. Alors oncle Paul a crié à Henri : “Mets-le dans la charrette, on va le ramener à la maison”.


Maman s’est précipitée dès qu’elle a su mon état. Elle m’a pris dans ses bras et m’a consolé en me disant que ce n’était pas grave. J’ai bien entendu oncle Paul lui dire qu’il en avait marre d’un môme qui inventait des histoires pour ne pas travailler. Ma mère n’a rien dit et a baissé la tête comme pour s’excuser. Tata Marie a préparé mon lit et a mis des serviettes humides froides sur mon front sûrement pour faire baisser la fièvre. C’est vrai que cela m’a fait du bien.


Environ une heure après, Pauline est arrivée accompagnée du docteur Brunet. Il m’a examiné en me rassurant. Il est vraiment gentil le docteur. Je l’aime bien. Il parle toujours doucement et il m’écoute. On dirait qu’il comprend ce que je lui dis. Évidemment, c’est normal car il est allé à l’école des docteurs. Puis il m’a dit que tout irait bien maintenant et qu’il fallait que je me repose.


Il est descendu. Dix minutes après, je pensais que le docteur était parti, mais finalement non car je l’ai entendu. Sa voix n’était plus aussi douce. Elle était plus forte : “Monsieur, je vous dis que Robert est gravement atteint. Il souffre d’une maladie pulmonaire”. Alors là, je me suis dit que ce docteur est un sacré menteur ! Je n’allais donc pas aussi bien qu’il avait essayé de me le faire croire. Mais je ne lui en veux pas, il a certainement voulu me rassurer pour que je m’endorme plus facilement afin de me reposer et reprendre des forces.


Je vais essayer de retranscrire les conversations que j’ai comprises de mon lit :


- Tout docteur que vous êtes, je n'en ai rien à faire ! Dites-moi seulement dans combien de temps il se rétablira. J’en ai besoin pour ma ferme.

- Monsieur Dubois, comprenez-moi bien, Robert ne peut pas travailler à la ferme. Il en est incapable. La maladie dont il souffre ne peut pas être guérie. Vous le constatez vous-même. C’est la troisième fois qu’il tombe malade depuis son départ de l’école en mars dernier. A force, cela lui sera fatal un jour ou l’autre.

- Quoi, vous voulez qu’il ne travaille plus à la ferme ! Il en est hors de question. Vous croyez que j’ai accueilli ma belle-sœur et ses trois gosses pour le plaisir. En échange, ils doivent mettre la main à la pâte. Gisèle aide ma femme à la maison, à la basse-cour et au jardin et les trois autres sont avec moi pour les gros travaux.

- Si Robert continue ainsi, il mourra en s’étouffant. Il doit cesser les efforts intenses.

- Soit ! Qu’il meure, mais à la tâche.


Soudain, j’ai entendu une voix aiguë crier : “Non !”. C’était maman. Maman que je n’ai jamais entendue hausser le ton, sauf quand on est tous les quatre dans notre chambre pour nous dire de nous dépêcher de nous habiller ou pour nous sommer de dormir. Elle venait pour la première fois de s'opposer à oncle Paul. Même tata Marie n’est jamais allée contre lui.


- Tu oses me contredire Gisèle ! Et en plus, devant tout le monde ! Alors que j'ai tout fait pour toi et tes enfants ! lui a rétorqué oncle Paul.

- Je sais tout ce que tu as fait pour nous après la mort de Marcel. Tu nous as hébergés, nourris. Il est normal qu’en échange nous te le rendions par notre travail. Je continuerai à le faire ainsi que Pierre et Georges. Mais tu dois oublier Robert. Tu as entendu ce que le docteur dit. Robert peut mourir.

- Je ne suis pas sourd. J’ai très bien compris. Mais cela ne change rien à ma décision.

- Tu laisserais mourir ton neveu, le fils de ton frère. Que penserait Marcel ? Crois-tu qu’il serait d’accord avec toi ?

- Peut-être pas, mais il n’est plus là. De toute manière, Robert doit être paysan, ainsi va la fierté de la famille.

- Ah oui, cela t’arrange bien. La fierté de la famille ! Parlons-en de la famille. Dans le fond, cela a arrangé tes petites affaires que ton frère soit mort à la guerre.

- Ne dis pas n’importe quoi !

- Laisse-moi finir, je t’en prie ! a crié maman. Tu étais au courant que Marcel ne voulait pas continuer à la ferme après la guerre. Je le sais car il m’a dit qu’il te l’avait annoncé avant son départ. Il m’a aussi dit que tu l’avais très mal pris à cause de la FIERTÉ de la famille. Et oui, docteur, ici, nous sommes paysans de génération en génération. Alors quand Marcel lui a appris qu’il irait travailler à la ville après la guerre, vous imaginez la honte pour la famille ! Mais que diraient les gens du village ?! Ils parleraient tout bas et penseraient tout haut. La famille ne s’en remettrait jamais d’un tel déshonneur. Vous voyez, docteur, Paul n’est pas si inhumain qu’il veut le montrer. Un homme sensible à la réputation des siens cache nécessairement un peu d’amour pour eux. La mort délibérée d’un de ses membres lui percerait petit à petit le cœur tant son sentiment de culpabilité le consumerait.


Puis, plus rien. Plus un bruit. Une très longue minute. Soudain, une porte claque. Je me suis ensuite endormi.


Il y a une heure, je me suis réveillé. Maman était près de moi. Je lui ai dit que j’avais entendu hurler en bas et que je savais que j’étais gravement malade. Elle m’a alors regardé en souriant, m’a caressé la joue et m’a dit : “A présent, tu ne seras plus malade. Oncle Paul est d’accord pour que tu retournes à l’école dès demain”. Je n’ai pas su quoi dire quand j’ai vu les larmes de maman.