Les enquêtes de l'inspecteur Chovay

Un ami d'enfance

Chapitre 12



L’inspecteur Chovay demanda à l’un des policiers en faction d’aller chercher Clémence pour l’interroger. Après quelques minutes d’attente, la servante entra et salua poliment le commissaire et l’inspecteur. Ce dernier, sans que personne ne s’y attendit, se dirigea vers la porte et appela un policier situé dans le hall d’entrée du château. Il lui chuchota quelques mots, puis revint dans la bibliothèque.


_ Ravi de vous revoir Clémence.

_ Moi de même inspecteur.

_ Je vous présente le commissaire Lambert qui a hâte d’entendre vos déclarations.


L’inspecteur commença l’interrogatoire sous l'œil dubitatif du commissaire.


_ Madame la comtesse semble satisfaite de votre travail au château.

_ Je me réjouis de le savoir. J’aime mon emploi ici.

_ Rappelez-moi depuis combien de temps vous faites partie de la maison ?

_ Trois mois.

_ Ah oui, je m’en souviens. Votre cousin Emilien vous a recommandée pour cette place. Depuis quand faites-vous ce travail ?

_ Six ou sept ans.

_ Avant de venir ici, vous m’avez dit hier que vous travailliez … au Majestica à Rennes, dit l’inspecteur tout en relisant ses notes.

_ C’est cela même.

_ Renseignements pris, le Majestica ne vous connait pas. Le directeur n’a eu aucune employée qui a quitté son établissement il y a trois mois ou plus, et encore moins se prénommant Clémence. Qu’avez-vous à répondre ?


On n’entendit pas le son de la voix de Clémence qui resta impassible. Alors l’inspecteur continua.


_ Je ne doute pas de certaines de vos qualités, mais il me semble que vos compétences professionnelles sont très modestes. J’ai été témoin par deux fois de maladresses que l’on pourrait considérer comme insignifiantes au regard d’un non averti, mais qui résonnent comme des aberrations au vu de votre qualification. Lors de mon arrivée samedi, le lit de ma chambre préparé par vos soins était particulièrement négligé. Lors du dîner, les couverts n’étaient pas correctement placés. Une véritable professionnelle ne ferait jamais ce genre d’erreurs.

_ Il peut arriver à n’importe qui de se tromper.

_ Je le concède, mais je suis persuadé que ce n’est pas votre cas. J’ai l’intime conviction que vous n’avez aucune compétence en la matière. Le Majestica ne vous connait pas. J’irai même plus loin : qui êtes-vous ?

_ Je ne vous suis pas. Je suis Clémence.

_ Clémence Leroux, cousine d’Emilien.

_ Oui.

_ Je vais être plus explicite. Mon collègue s’est entretenu avec Rodolphe, le frère d’Emilien, qui lui a parlé d’une de ses cousines, Clémence Leroux. Celle-ci vit à Saint Malo, est mariée, a deux enfants et travaille dans une agence immobilière. Alors je répète ma question : qui êtes-vous ?


Clémence ne répondit pas. Le silence était pesant. L’attention du commissaire intrigué par ce retournement de situation devint plus soutenue. L'inspecteur Chovay poursuivit. Il déposa sur la table face à Clémence les trois courriers de menace destinés au comte.


_ Avez-vous une idée de ce que représentent ces lettres ?

_ Non.


Chovay les déplia devant elle afin qu’elle les vît parfaitement.


_ Ce sont les trois lettres de menace que le compte a reçues. Elle lui ordonne de ne plus voir le docteur. Les deux dernières sont très explicites : la vie du comte y est abordée. Voyez par vous-même.

_ Pourquoi me les montrez-vous ?

_ Je pense qu’elles sont liées à votre arrivée au château. La première d’entre elles est parvenue il y a un mois, soit peu de temps après votre venue ici.

_ Et alors ? Je ne vois pas quel lien il y a avec mon embauche au château.

_ C’est assez simple : c’est vous qui les avez écrites.

_ Pourquoi aurais-je fait cela ?

_ Je ne le sais pas encore, mais ne vous en faîtes pas, je le découvrirai très bientôt. Une chose est certaine : vous ne vouliez pas que le docteur mette les pieds au château.


Plus un mot. Clémence parut telle une statue. Son visage, absent de toute émotion, ne montra aucun signe de panique, ni même de la plus petite inquiétude perceptible. Malgré cela, l’inspecteur prolongea sa démonstration.


_ Lorsque le docteur s’étouffait, qu’avez-vous fait ?

_ Je me suis rendue en cuisine chercher une carafe d’eau comme madame la comtesse me l’avait demandé.

_ Maintenant, nous ne jouons plus. Nous allons rentrer dans le vif du sujet en commençant par vérifier votre alibi.


L’inspecteur fit signe au policier derrière lui.


_ Pouvez-vous faire venir Isabelle, s’il vous plaît ? Vous la trouverez certainement en cuisine.


L’inspecteur fixa Clémence dans les yeux. Il ne fut pas surpris devant l’apparente passivité de celle qui se tenait devant lui compte-tenu du profil qu’il s’était fait de l’assassin. Isabelle s’installa près de Clémence.


_ Bonjour Isabelle.

_ Bonjour inspecteur.

_ Je ne vous retiendrai pas longtemps. J’ai juste un détail à éclaircir.


Il feuilleta son carnet.


_ Vous avez déclaré que pendant que vous prépariez le dessert, madame Sophie de Joncan est arrivée à la recherche du docteur. Est-ce exact ?

_ Oui.

_ Avant cet instant, qui est entré ou sorti de la cuisine ?

_ Clémence.

_ Elle est arrivée pour remplir une carafe d’eau, n’est-ce pas ?

_ Non, pas du tout. Elle est sortie avec le plat principal pour aller servir.

_ Êtes-vous certaine qu’elle n’est pas venue chercher une carafe d’eau entre le moment où elle a quitté pour servir le plat et celui où madame Sophie y est entrée.

_ Oui, j’en suis sûre. Je l’aurais forcément vue entrer car la table sur laquelle je préparais les desserts est située juste en face de la porte de la cuisine.

_ Je vous remercie Isabelle. Vous pouvez maintenant nous laisser.


Clémence ne bougea toujours pas. Le commissaire ne vit toujours pas où l’inspecteur voulait en venir : Clémence n’était pas entrée dans la cuisine, soit, mais le crime avait eu lieu après. Alors cela ne prouvait pas grand chose de plus, pensa le commissaire. Malgré tout, l’inspecteur continua petit à petit à bâtir sa toile d’araignée tout autour de Clémence qui tôt ou tard serait prise au piège et ne pourrait plus nier devant l’évidence des faits.


_ Comme vous l’avez entendu, Isabelle affirme ne pas vous avoir vue entrer dans la cuisine chercher une carafe d’eau.

_ Elle a peut-être oublié.

_ Quand vous avez quitté la salle à la recherche d’une carafe, vous portiez le plat avec sa fourchette et son couteau à découper. Où les avez-vous déposés ?

_ Dans la cuisine.

_ Isabelle vous aurait vue les poser quelque part dans la cuisine. Elle affirme le contraire.


Clémence ne répondit pas. Le commissaire Lambert resta perplexe devant cet interrogatoire dont il ne voyait toujours pas l'issue.


_ Ce plat, je l’ai effectivement retrouvé dans la cuisine, déclara l’inspecteur Chovay. Mais plus de vingt quatre heures après. Précisément dans l’évier à 6h30 ce matin. Le plus surprenant, c’est que la veille au soir à 23h, l’évier était vide ! Que peut-on en conclure croyez-vous ?

_ Je ne vois pas. C’est vous le policier.

_ J’en déduis qu’il a été déposé dans l’évier durant la nuit dernière. C’est vous qui êtes descendue dans la cuisine pendant que tout le monde dormait pour déposer le plat. Vous avez sûrement pensé le nettoyer, mais la tuyauterie risquait de réveiller quelqu’un. Alors vous n’avez pas pris le risque. Vous envisagiez certainement de le faire dès votre arrivée dans la cuisine vers 7h ce matin.

_ Tout ceci n’est que spéculation de votre part, inspecteur. Il n’y a qu’à regarder l’air sceptique du commissaire à vos côtés.


En effet, le commissaire comprit que l’inspecteur soupçonnait fortement Clémence d’être l’auteur des faits reprochés, mais aucune preuve ne venait étayer les récits de l’inspecteur.


_ Je vais vous exposer le déroulement exact du meurtre du docteur, annonça Chovay. Quand vous avez quitté la pièce avec votre plat, vous ne vous êtes pas rendue dans la cuisine, mais dans la buanderie où vous avez déposé le plateau dans le monte-charge servant au linge. Vous y avez pris le couteau à découper et êtes revenue sur vos pas. Vous avez attendu dans l’angle du couloir. Quand le docteur est sorti quelques minutes après de la salle, vous vous êtes légèrement montrée et avez fait mine de rebrousser chemin. Le docteur vous a poursuivie. Quand il a surgi dans l’angle du couloir, il ne s’attendait pas à ce que vous y soyez cachée. Soudainement, tout en maintenant votre main serrée contre sa bouche pour l’empêcher de crier, vous l’avez poignardé. Puis vous êtes retournée déposer l’arme du crime dans le monte-charge que vous avez actionné en direction de l’étage. Vous avez trouvé dans la buanderie une carafe que vous avez remplie. Enfin, vous nous avez rejoints comme si de rien n’était.


L’inspecteur arrêta son récit. Le commissaire, déboussolé par cette chronologie de faits inattendue, resta figé et muet comme une carpe. Le scénario qu’il avait lui-même envisagé fut d’une naïveté infantile comparé à celui élaboré de façon méthodique et réfléchie par l’inspecteur. Clémence ne laissa rien paraître.


_ Et oui, le crime n’a pas eu lieu après le moment où tout le monde est sorti à la recherche du docteur. Non, le meurtre a été perpétré avant !


L’inspecteur n’eut pas encore fini son discours.


_ Le soir, quand chacun avait regagné sa chambre, vous en êtes sortie à l’abri des regards et avez pénétré dans la lingerie située à l’étage. Vous avez récupéré le plat dans le monte-linge, puis vous l'avez caché dans votre chambre jusqu’à la nuit dernière. Vous êtes vraiment une personne machiavélique. Vous aviez tout prévu. Avec les lettres, vous faisiez coup double : d’un côté le docteur quittait les lieux et vous aviez gagné ; d’un autre côté, vous le tuiez et alors on remontait jusqu’au comte qui avait l’infidélité de sa femme comme mobile pour le tuer. Mais pourquoi vouliez-vous que le docteur ne franchisse plus les murs du château ?

_ Tout ce que vous dites est pure invention de votre part, persista Clémence.

_ Il est inutile que vous vous enfermiez dans ce déni des faits. Je vais maintenant vous confronter à la personne qui confirmera mes dires.