Youny

L'au revoir

Partie 3 - Chapitre 1

La pièce vitrée est sombre. On ne distingue rien, d’autant plus que les reflets des néons autour éblouissent les yeux des personnes silencieuses assises, leur regard semblant vouloir percer cette obscurité que même la lumière extérieure n’y parvient. Ce n’est pas la foule. Ce n’est pas à un spectacle que l’on vient assister. Au centre, madame Turner siège. Son regard fixe cette grande baie vitrée. Elle est immobile, comme une statue. Sa respiration est imperceptible. Ses mains sont jointes, les doigts vers le haut, les deux pouces collés contre sa poitrine. Elle semble prier. Depuis ces trois longues années, pour sauver son fils, elle a usé de tous les recours possibles soldés par des échecs, elle a tant prié, supplié le créateur, pleuré toutes les larmes de son corps qu’aujourd’hui ses espoirs se sont taris. Sa supplication est son ultime tentative pour tendre la main à un possible miracle.  « 𝅳Madame Turner, nous allons faire entrer votre fils Youny dans la pièce centrale », lui glisse à l’oreille un homme au costume noir. Mais rien ne perturbe la prière sacrée, la seule et toute dernière implorant le Tout Puissant à exaucer son vœu le plus cher d’annihiler cette décision insensée des Hommes.

Peut-on réellement croire au miracle ? Il y en a un qui — on peut naturellement le comprendre — non seulement ne veut pas y croire, mais rejette totalement l’idée même de vouloir y croire. Aucun miracle n’a en effet ramené Ximena. Alors pourquoi vouloir épargner Youny ? Matthew, fiancé de la défunte, est assis là sans bouger, sur la droite. Son regard noir est figé en direction de cette immense vitre sombre. L’assistance autour connaît très bien la haine qu’il peut ressentir envers le responsable qui l’a séparé de sa bien-aimée. Même madame Turner, étant de nature empathique et ce, malgré les circonstances tragiques, imagine sa soif de vengeance, la souffrance qu’il a dû endurer durant ces trois années, si longues pour lui et si courtes pour elle. Mais elle, elle sait, elle ne doute pas, elle sait pertinemment que Youny est innocent. Bien qu’elle comprenne la colère de Matthew, la sienne est encore plus démesurée. Qu’a fait l’inspecteur Bennett pour sortir Youny de cet enfer ? pense-t-elle. Rien ! Il n’est même pas présent à son exécution. Quel lâche ! Lui qui s'enorgueillit de ne jamais envoyer à l’échafaud un innocent. Que des paroles ! Malgré sa rage, elle est là, calme, priant de tout ce qui lui reste comme force qu’une lueur inespérée jaillisse.

Soudain, la pièce sombre s’éclaire. Quelques secondes passent et la porte du fond s’ouvre. On y voit Youny entrer poussé par un homme tout de noir vêtu, y compris le visage. Il avance lentement. Son regard n’exprime pas grand chose. Sait-il ce qui l’attend ? se demande soudain avec étonnement — considérant pour la première fois Youny comme une personne pouvant penser — monsieur Miller accompagnant sa voisine. Le fauteuil roulant s’est arrêté près d’une table sur laquelle est posée une boîte métallique. Youny regarde droit devant lui. Il est face à sa maman qui le fixe de ses yeux larmoyants. Tandis que ses deux mains se sont écartées, elle lui fait un petit signe de l’une d’entre elles. Mais Youny ne réagit pas, comme s’il était déjà passé de l’autre côté. Madame Turner sait très bien que sous son indifférence, Youny lui répond et la remercie d’être présente pour ses derniers instants dans ce monde. L’expression de Matthew se crispe à sa vue. Cet être qu’il déteste ne sera plus là dans quelques minutes absolument interminables. Son impatience se lit sur lui. Plus vite ! Injectez le poison ! Cela me soulagera en un instant de ces trois années d’attente, rumine-t-il intérieurement.

Au fond à gauche, derrière monsieur Le Maire, sanglote silencieusement un enfant. C’est Harry. Aujourd’hui, devenu adolescent, il est venu pour lui dire adieu malgré la réticence de sa mère présente à ses côtés.  « 𝅳Arrête de renifler ! lui chuchote-t-elle. Tu vas nous faire remarquer. Surtout qu’il n’y a pas grand monde. Ça ne m’étonne pas du reste. » Mais Harry fait fi de ses paroles. En temps normal, il l’écoute, mais là, ici et maintenant, il n’a pas la tête à obéir, il veut juste revoir une dernière fois son ami d’un jour. Oui, son ami à qui il a pensé durant ces trois dernières années et qu’il n’a pas pu voir à cause de celle qui lui ordonne de cesser ses pleurs. Durant toutes ces années, il l’a suppliée de nombreuses fois de rendre visite à Youny, mais jamais elle n’a cédé. Il lui a fallu beaucoup de larmes et de conviction pour qu’elle accepte d’être ici. Alors intérieurement, il laisse son émotion exploser : Non, je ne m’arrêterai pas de pleurer ! Je veux revoir une dernière fois Youny. Je veux qu’il sache que j’ai toujours pensé à lui et que j’ai toujours été son ami. Harry fixe le regard de Youny comme si de l’eau ruisselle sur les vitres les séparant.  « 𝅳Maman, pourquoi alors que la pluie tombe, je ne l’entends pas et ne la ressens pas ? » Interloquée par ces mots insensés, elle ne daigne pas répondre. Alors Harry reprend :  « 𝅳Je suppose que je perçois ce que Youny ressentira une fois qu’il aura quitté cette vie. Le ciel pourra alors pleurer autant qu’il voudra, averse ou déluge ne l’atteindront plus. »

Tout à coup, un bip aigu. L’homme sombre passe devant Youny, ouvre la boîte métallique et y sort une seringue de laquelle il ôte le cône de protection de l’aiguille. Un autre homme en noir s’approche de madame Turner, tétanisée par ce qu’elle s’apprête à entendre à défaut de miracle :  « 𝅳Nous allons commencer le compte à rebours, madame. Dans trente secondes, tout sera fini. Dites-vous qu’il ne souffrira pas …. ou plutôt qu’il ne souffrira plus. La mort le soulagera, le libérera de ce corps dans lequel il est enfermé depuis si longtemps. » Vidée de toute énergie, elle ne peut répondre à ces paroles censées être réconfortantes et qui pour elle sont au contraire choquantes et révoltantes.

Au-dessus de la vitre centrale, un écran aux caractères lumineux d’un vert perçant éclaire les six témoins. Le compte à rebours commence :   30 s