Extraits du journal de Robert Dubois
16 février 1924
J’ai quinze ans
Journal,
Au moment où j’écris ces lignes, je me sens comme libéré d’un brouillard qui m’enveloppait dans une bulle invisible et me suivait partout où j’allais depuis que j’ai l’âge de conscience, si je puis m’exprimer ainsi. Aujourd’hui, ce voile brumeux s’est complètement dissipé et je viens de prendre conscience de la réalité du monde qui m’entoure.
Ce samedi matin, au pensionnat du lycée, lors de l’étude, je me suis mis à penser au fait que j’aime apprendre, j’aime être entouré de livres pour m’instruire, me cultiver, me faire connaître de nouvelles choses, de nouveaux lieux, de nouvelles personnes, j’aime côtoyer mes professeurs lorsqu’ils m’enseignent leurs connaissances et leurs savoir-faire, m’initient à l’esprit critique … Oui c’est cela, l’esprit critique. Je me suis surpris à penser qu’il existe tellement de choses connues et tellement d’autres ignorées, insoupçonnées, inexplorées dans ce monde qu’une vie entière, que dis-je, que des milliers de vies ne suffiraient pas à les découvrir. Qui donc aurait le privilège de sillonner la vie en quête de contemplation, de nouveautés, de relations humaines, de plaisirs quotidiens, de bonheurs subtiles ? … de désirs ? Oui, de désirs. Qui donc aurait la chance de vivre une vie choisie et désirée ? Ces personnes fortunées existent puisque je les ai lues dans des livres, je les ai entendues de la bouche de mes professeurs, je les ai ressenties dans des poésies qui ont marqué mon esprit. Mais en réfléchissant bien, mes professeurs font partie de ces chanceux ! Mais oui, et il y en a d’autres : le concierge qui m’a dit mardi dernier avoir hâte à jeudi après-midi car il irait pêcher au bord de la rivière, mais également le boulanger de Saint-Laurent qui adore voir son pain griller lentement dans le four, le curé du village qui m’avait dit lorsque je faisais ma communion attendre avec impatience chaque dimanche pour faire la messe, mamie Joséphine qui aime regarder la nature à perte de vue du haut de sa chambre située au troisième étage. Finalement, beaucoup de personnes sont des privilégiées. Pourtant, je ne me considère pas en tant que tel. Mes frères non plus, maman non plus, pas plus que tata Marie et oncle Paul. Je ne les ai jamais entendus dire qu’ils appréciaient certains moments de leur vie, ni qu’ils aimeraient que d’autres s’y produisent. Moi non plus, je ne l’ai jamais dit, ni pensé, l’idée ne m'a même pas effleuré l’esprit. Et si … j’osais. C’est à cet instant que tout s’est bousculé dans ma tête car pour la première fois de ma vie, j’ai eu des envies, des envies de vivre et surtout le refus de subir passivement endoctriné par des coutumes qui nous obligent à nous comporter de telle façon, à suivre telle voie car notre tradition familiale nous le dicte, mais au contraire le désir de vivre pleinement une vie d’envies choisies par mes goûts, mes humeurs, mes lectures, mes découvertes furtives d'une odeur, la douce mélodie d'une musique. En somme, tout ce qui anime l'esprit humain. Cette bouffée intense et instantanée de nouvelles émotions m’a étourdi à un niveau tel que je me suis évanoui.
Je me suis réveillé près de l’infirmière du lycée qui m’a expliqué que j'avais été victime d'une hausse de tension, que ce n'était pas grave, mais qu'elle ne s’en expliquait pas. Elle en ignorait la cause, mais ce n'est pas du tout mon cas. Je sais très bien pourquoi j’ai perdu connaissance. Ce brouillard qui me poursuivait depuis toujours s'en est allé : la difficulté ne venait pas de la partie volatile située à l’extérieur de moi, mais l’évacuation soudaine et extrême de cette brume interne dans mon corps et dans mon âme a été si rapide et si violente que mon organisme n’a pu tenir le coup. A présent, je me suis remis. Je contemple tout ce qui m’entoure comme si je le voyais pour la première fois. Les lieux sont plus éclairés, plus colorés, moins ternes. Que la nature semble radieuse avec tous ses mouvements, ses bruits, sa flore, ses insectes éparpillés de tous côtés, ses oiseaux voltigeant dans le ciel bleu. Que l’autre semble attirant de tous points de vue : pour discuter, pour rire, pour connaître et partager ses goûts, ses passions, pour le regarder s’amuser et m’amuser avec lui, pour être à ses côtés silencieux, pour apprendre de lui et réciproquement. En découvrant et en savourant toutes ces sensations nouvelles, j’ai réalisé ce que maman, Pierre et Georges ne pouvaient percevoir enfermés dans leur bulle nuageuse. Toutes ces choses leur étaient inconnues. Bien sûr, ne les ayant jamais appréhendées, elles ne leur manquent pas, mais leur vie manque de cette ouverture d’esprit pour prétendre vivre heureux et libres. Alors je me suis mis à pleurer en pensant aux miens qui n’ont pas eu la chance comme moi d’avoir été infectés par cette rage de tolérance que l’on transmet dans cette institution qu’est l’école. Les livres et mes professeurs m'ont couvé d'une profonde bienveillance altruiste suscitant l'éclosion de cette prison qui m'était imperceptible. Merci à toi, Lycée, de m’avoir affranchi et offert cette renaissance.
Ce soir, je me sens bien. Je pense que je dormirai paisiblement. J’ai malgré tout un pincement au cœur en pensant à la torture qu’a vraisemblablement endurée papa durant toute sa vie pour réussir à se libérer de ses chaînes et avoir eu le courage de décider de la vie qu’il voulait mener. Quelle injustice que la guerre l’en ait empêché.