Youny
Le procès
Partie 2 - Chapitre 2
Malgré la salle d’audience bondée, le seul bruit perçu est la marche lente du juge Mitchell se dirigeant vers son bureau perché face à cette foule dont la tension est à son comble.
« Monsieur West, procureur, monsieur Jenkins, avocat du prévenu Youny Turner, mesdames et messieurs les jurés, nous achevons le dernier jour de ce procès concernant le meurtre de madame Ximena Moore. Je laisse la parole au procureur West, puis à l’avocat Jenkins avant que les membres des jurés délibèrent pour trancher de la culpabilité ou non du prévenu. »
Le procureur se lève alors, se dirige vers le centre du tribunal et s’élance dans un discours mêlant lenteur et tragédie pour insister sur la gravité des actes, et, rapidité et colère dans le but de persuader et ainsi infléchir la décision finale des jurés.
« Mesdames et messieurs les jurés, après cinq jours de procès, nous sommes arrivés à son terme. Vous seuls avez la responsabilité de sa conclusion. Faut-il condamner Youny Turner du meurtre de Ximena Moore ou bien le déclarer innocent ? C’est une grave décision, je dirais même une lourde et angoissante décision qu’aujourd’hui vos concitoyens exigent de vous. Le rôle que vous avez ici dans cette salle est d'une importance capitale : vous devez décréter la vérité. Après la conclusion que vous donnerez à l’issue du vote de vos convictions les plus intimes, le prévenu sera déclaré coupable et méritera la peine capitale, ou, au contraire sera reconnu innocent et pourra vivre jusqu’à la fin de sa vie … ou … jusqu’à un éventuel prochain assassinat ! »
En entendant ces derniers mots, un brouhaha se déclenche dans la foule. « Je vous demande de ne pas interrompre monsieur le procureur West », lance fortement et fermement le juge.
« Ne vous y trompez pas, mesdames et messieurs les jurés, car cet homme, Youny Turner, certes tétraplégique, ne pouvant par conséquent ne bouger aucun membre, est malgré tout très agile … oui très agile d’esprit. J’ai l’intime conviction que sous son air de celui qui ne semble pas comprendre, qui n’exprime aucune émotion ou même ne serait-ce qu’un peu de remord ou de compassion, il est au contraire un individu au tempérament cruel ruminant secrètement une vengeance délirante, réfléchissant minutieusement, manigançant non pas en faveur du bien, mais du mal : comment puis-je tuer Ximena ? grâce à quel subterfuge puis-je réussir ? Comme vous l’avez constaté en entendant tous les témoins venus à cette barre, il a assassiné Ximena en éjectant son ouvre-lettre dans le tube ingénieux qui lui sert à lancer le journal de son voisin. Qui d’autre qu’un être calculateur et sans pitié aurait pu appuyer sur le bouton situé sous son index sachant les conséquences funestes pour la douce personne située à à peine un mètre face à lui ? Dites-le moi ! Youny Turner est sans équivoque coupable par préméditation du meurtre de madame Moore ! »
Soudain, une voix cassée et tremblante s’écrie dans la foule silencieuse : « C’est faux, ce n’est pas vrai ! Mon Youny est une personne adorable sans mauvaise pensée », crie en pleurant madame Turner. Le juge Mitchell, par respect pour cette mère éplorée, ne dit rien durant quelques secondes, puis prend la parole : « Merci monsieur West, vous pouvez rejoindre votre place. Je vous en prie, monsieur Jenkins, nous vous écoutons. »
« A entendre monsieur le procureur West, Youny est un être maléfique. Avez-vous entendu … ou mieux encore, écouté les différents témoignages durant ces quelques et très longs jours de procès ? Avez-vous ressenti chez cet homme une quelconque haine ou une envie de nuire à autrui ? Personnellement, l’idée ne m’a même pas effleuré l’esprit. Youny, un envoyé du mal ? Mais c’est tout l’inverse. Vous avez pu visionner les selfies que chaque jour des amis ou des inconnus se prêtent volontiers : seuls des sourires y figurent. Vous me direz : “des sourires certes, mais pas celui de Youny”. Je vous l’accorde, mais si vous regardez minutieusement, non pas avec vos yeux comme le suggère monsieur West, mais avec votre cœur et votre âme, vous percevrez le sourire de Youny, mais pas un sourire banal comme portent les inconnus sur la plupart des photos, mais un sourire franc, sympathique, amical, chaleureux. Et oui, mesdames et messieurs les jurés, sous son air inexpressif se cache un homme inoffensif comme vous et moi ne cherchant qu’à établir des liens avec les autres. Rappelez-vous des paroles de Harry, cet adolescent, qui après des années d’abstinence à cause d’un proche ayant peur de la différence a enfin pu discuter avec Youny, en est ressorti très heureux et, malgré le silence du prévenu, a eu le sentiment qu’une réelle amitié est née entre eux. Qu’avez-vous pensé du récit émouvant de sa maman ? Du rituel qu’ils ont établi pour que Youny s’épanouisse le mieux possible dans ce corps inerte. J’appelle cela de l’amour d’une mère pour son fils. Lorsque cet amour est aussi grand et sincère, en retour seul de l’amour ne peut qu’y naître, et non du mal comme l’affirme monsieur West. Je terminerai sur un point primordial. Je vous le conjure, mesdames et messieurs les jurés, si le doute s'immisce dans votre âme et conscience, prenez en considération ce que je vais vous remémorer maintenant. Rappelez-vous des paroles de l’inspecteur Bennett : “tout porte à croire que Youny est l’assassin, mais des petits détails me chiffonnent : pourquoi a-t-il pris un ouvre-lettre coupant à peine une feuille au lieu d’un véritable couteau bien tranchant ?” Souvenez-vous de sa question ultime restée sans réponse : “Comment Youny aurait-il pu glisser l’ouvre-lettre dans le cylindre d’éjection du journal ?” Personnellement, je ne vois que deux possibilités : soit il est coupable et dans ce cas il a un complice, soit il est innocent et quelqu’un y a délibérément glissé l’arme du crime à son insu. J’ose espérer, mesdames et messieurs les jurés, si du moins votre conviction penche vers l’implication du prévenu, que la raison vous conduise au pire à douter de sa culpabilité, au mieux à constater de l’impossibilité des faits reprochés à Youny qui n’est autre qu’une victime des agissements délibérés d’une tierce personne. Rien n’est pire que d'envoyer un innocent à la mort. Je vous remercie de votre attention. »
Le juge Mitchell invite l’assistance à lever l’audience. Les deux grandes portes s’ouvrent et le public s’y engouffre petit à petit dans des murmures en signe de respect pour madame Turner. Le procureur et l’avocat sortent par une porte située à gauche dans le fond de la salle, tandis que le juge suivi des jurés prennent une petite porte à droite sur le côté. La salle est maintenant vide comme si rien d’important ne s’y est déroulé quelques minutes avant.
Deux heures plus tard, la grande pièce est à nouveau pleine. Le procureur, l’avocat et Youny sont déjà installés à leur place respective. Le juge et les jurés sont les grands absents. On entend les gens présents parler dans un bourdonnement confus. Soudain, la porte de droite s’ouvre. Instantanément, comme si tout le monde guettait cet endroit précis de la salle, plus un bruit. C’est le silence total. Le juge y sort avec un dossier rouge à la main, suivi des jurés. Ce premier se rend à son bureau tandis que les autres regagnent leur place. Il ouvre son étui à lunettes dont chacun peut entendre les manipulations dans ce profond silence. Il enfile sa paire de lunettes, ouvre le dossier rouge, y sort une feuille qu’il commence à lire d’une voix calme et forte.
« Mesdames et messieurs ici présents, monsieur West, monsieur Jenkins, madame Turner, je vous transmets la décision envers le prévenu monsieur Youny Turner prise par les jurés concernant le meurtre de madame Moore. Compte-tenu des faits, de l’arme du crime appartenant au prévenu, de la vraisemblable vengeance du prévenu suite à la mauvaise humeur de madame Moore au moment de l’arrivée de Youny dans sa boutique – thèse accréditée par plusieurs témoins et confirmée par l’absence de selfie en sa présence ce jour-là – les jurés ont déclaré monsieur Youny Turner coupable du meurtre de madame Ximena Moore. Ce meurtre avec préméditation est puni de la peine capitale. »